« Une seule santé » : un concept aussi vieux que le monde

Tant dans ses racines qu’à travers ses fruits, la santé a toujours été connectée aux autres champs, qu’elle nourrit et dont elle se nourrit. Ce fait, incarnation contraire d’une approche réductionniste, déjà bien rapporté par Hippocrate dans le Corpus, repris par Avicenne dans le Canon de la médecine, et consacré par Pasteur, est aujourd’hui revisité par l’Organisation Mondiale de la Santé, à travers le concept « Une seule santé ». Les constats et les études l’ont affiné puis sacralisé au fil du temps pour en faire une pierre angulaire de l’approche du patient et des politiques de santé. Basée sur l’interaction entre l’homme, l’animal et l’environnement, l’approche « Une seule santé » rappelle à si méprendre le lien étroit déjà rapporté entre d’une part la maladie contractée, et d’autre part l’eau et les aliments consommés, l’air respiré et le cadre de vie.  Elle corrobore le fait que la santé n’est pas que médecine, la médecine n’est pas que traitement, le traitement n’est pas que médicament, et le médicament n’est pas que substance chimique. Fait remarquable, le concept « Une seule santé » est indissociable de la cartographie pathologique de l’humanité à laquelle il est étroitement lié dans ses trois composantes imbriquées que sont son essence, sa géographie et son histoire.

L’interaction entre maladies et environnement, longtemps reconnue par nos lointains ancêtres, a alimenté la stigmatisation et servi de base aux mesures préventives d’isolement et de mise en quarantaine au cours des épidémies, et ce, bien avant les premières découvertes au XIXème siècle des agents causaux que sont les microbes, par Koch et Pasteur. Le concept « Une seule santé », patent dans l’abord des maladies infectieuses, notamment des épidémies, l’est tout aussi dans celui des maladies non transmissibles, tant à l’échelle individuelle que collective.

L’apparition des épidémies au Néolithique marque la première transition épidémiologique. Elle a été secondaire à l’avènement des sociétés sédentaires concentrées dans les villes, à l’apparition de l’agriculture et à la domestication des animaux. Ce nouvel espace socioculturel va générer l’apparition de nouveaux vecteurs et de nouveaux réservoirs animaux, la précarité de l’hygiène et la concentration humaine, le tout concourant à la multiplication de micro-organismes pathogènes. La domestication des animaux leur permit de jouer un rôle dans la transmission des maladies. La pentade de Pandore faite du bœuf, du mouton, de la chèvre, du chien, et du porc, tous transmetteurs aux hommes d’agents pathogènes, en fut la parfaite illustration. Le bœuf est pourvoyeur d’épidémies dont la variole, la lèpre, la tuberculose, la typhoïde, et le ténia. Le mouton a transmis le charbon, le porc et le poulet la grippe, le chien la rage, le cheval le tétanos, le chameau la syphilis. Au premier millénaire, l’humanité a été frappée par des maladies endémiques d’origine animale (lèpre, peste, tuberculose, typhus, etc.) et responsables d’une forte mortalité. Des flambées épidémiques (notamment du choléra) sont observées dans des conditions de précarité, notamment lors des mouvements massifs de populations que génèrent des catastrophes naturelles ou humaines (guerres, inondations, tremblements de terre, etc.). Se trouve ainsi consacrée l’observation faite par Hippocrate dans le Corpus, relative aux rapports intimes entre les aliments ingérés, l’eau consommée, et le cadre de vie d’une part, et les maladies contractées d’autre part. Hygie, de la même ascendance qu’Hippocrate, incarne la santé préservée et la médecine préventive, au point de nous léguer le mot hygiène dérivé de son nom.

La deuxième transition épidémiologique est issue de l’amélioration du cadre de vie induite par les progrès scientifiques et techniques du XIXème siècle, dont seront en outre issues la vaccination et l’antibiothérapie dans la première moitié du XXème siècle. Ces facteurs ont marqué un coup d’arrêt ou tout au moins un frein à la progression des maladies infectieuses autrefois mortelles (rougeole, tétanos, scarlatine, rubéole, oreillons, diphtérie). La variole a ainsi été éradiquée, la poliomyélite vaincue. Il en découla un allongement de l’espérance de vie, d’abord très marqué en Occident, puis de plus en plus effectif dans le reste du monde, notamment en Afrique sub-saharienne, où un programme élargi de vaccinations a été mis en place au lendemain des indépendances dans de nombreux pays. L’espérance de vie, de moins de 25 ans en 1900, est aujourd’hui à plus de 80 ans en Occident et à plus de 60 ans en Afrique sub-saharienne. Si Alexandre le Grand succomba à 33 ans d’un paludisme sévère, son quasi-alter ego, Ronald Reagan, mourut à 83 ans d’une maladie d’Alzheimer.

Le dernier quart du XXème siècle et le premier quart du XXIème ont été marqués par la troisième transition épidémiologique faite de la survenue d’autres épidémies (syndrome d’immunodéficience acquise, fièvres virales, épidémies à coronavirus), et la nette augmentation de la prévalence des maladies abusivement qualifiées de non transmissibles, notamment induite par l’allongement de l’espérance de vie. En Afrique sub-saharienne, en raison de cette transition épidémiologique, satellite de la transition démographique, le catalogue pathologique se présente sous la forme d’une balance à deux bras :  les malades infectieuses et parasitaires au premier rang desquelles figure le paludisme, et les maladies non transmissibles. Les premières sont responsables de la forte mortalité au cours des premières années de la vie, et les secondes la principale cause de mortalité des plus de 40 ans. La rapide propagation des récentes épidémies à travers le monde a été facilitée par les moyens de communication, donnant tout son sens au concept de village planétaire. Elles ont imposé une approche holistique, à l’origine d’une lutte multisectorielle, interministérielle, régionale, continentale et mondiale, avec comme cibles l’homme (malade comme bien portant), les animaux, le cadre de vie et l’environnement, balisant le concept et l’approche « Une seule santé ». Elles ont en outre imposé une solidarité intercontinentale, la santé des nantis étant étroitement liée à celles des pauvres, que l’on doit protéger pour se protéger. Ce constat est à rapprocher de celui spécifique au paludisme, l’une des plus vieilles maladies qui continue de sévir, parce que ses victimes ont le triste sort d’habiter la ceinture de pauvreté du globe. La lutte contre cette maladie aurait certainement eu une tout autre coloration si elle était également répartie dans les deux hémisphères.

L’impact de l’environnement sur la santé est attesté par les conséquences de la pollution atmosphérique dont les principales sources sont représentées par l’énergie domestique (utilisée pour la cuisson et le chauffage), les véhicules, la production d’électricité, l’agriculture, l’incinération des déchets, et l’industrie. La pollution de l’air ambiant dans les villes et les zones rurales crée des particules fines (monoxyde de carbone, ozone, dioxyde d’azote, dioxyde de soufre) responsables d’accidents vasculaires cérébraux, de maladies cardiaques, de cancers du poumon et de maladies respiratoires aiguës et chroniques. L’Organisation Mondiale de la Santé estime que les effets cumulés de la pollution de l’air ambiant et de la pollution de l’air à l’intérieur des habitations sont associés à sept millions de décès prématurés par an. Une autre forme de pollution est représentée par les substances radioactives qui, rejetées dans l’atmosphère à la suite d’un événement nucléaire ou radiologique (accident dans une centrale nucléaire, explosion d’une bombe atomique), vont être disséminées par les vents. Par la pluie ou la neige, ces substances vont être déposées au sol ou à la surface des végétaux, comme l’herbe ou les fruits et légumes (déposition humide). Même en l’absence de précipitation, une partie des particules radioactives est interceptée par les feuilles des végétaux (déposition sèche). Ces deux phénomènes vont ainsi entraîner une contamination immédiate des productions agricoles et des denrées alimentaires qui se trouvaient à l’air libre au moment du passage du nuage. Des cancers, des maladies immunitaires et des troubles de la reproduction peuvent en résulter.

D’un point de vue individuel, le concept « Une seule santé » trouve son expression aussi bien dans la source des maladies que dans leur traitement. Il en est ainsi des maladies pas franchement non transmissibles, parfois graves par leurs complications (hypertension artérielle, diabète, cancers, goutte, infarctus cérébral et cardiaque) que favorisent l’hérédité, l’obésité donc l’alimentation, le mode et le cadre de vie, la perception du monde, la culture, etc. Le sens que chacun donne à sa vie a une influence sur son état de santé. Le souci de désirer ce que l’on ne possède pas, caractéristique de cette société de loisir, de plaisir, de cumul, de paraître et d’immédiateté de ce troisième millénaire commençant, sert de sève nourricière aux maladies entretenues par le stress. Ces différents facteurs, diversement intriquées d’un malade à l’autre, sont par conséquent à prendre en compte dans la prévention et le traitement de ces maladies. La monstrueuse goutte dont ont souffert Charles Quint et Louis XIV était étroitement liée à leur hyperphagie. L’infarctus du myocarde dont a succombé le 28 septembre 1970 le Président Nasser n’était pas sans lien avec le tabac dont il abusait, et le stress induit par sa haute fonction. Les précautions dont ont entouré les médecins de Golda Meir dans la prise en charge de son cancer étaient en lien avec son statut de femme d’État. Le cancer de la prostate est le plus familial des cancers, sa probabilité de survenue étant nettement plus élevée chez le sujet dont un parent en a souffert. L’hépatite virale peut faire le lit d’un cancer du foie, l’infection au papilloma virus celui d’un cancer du col utérin, l’albinisme celui d’un cancer de la peau, et l’ulcère gastrique celui d’un cancer de l’estomac.

L’approche « Une seule santé » est en outre corroborée par l’apport des plantes médicinales dans l’arsenal thérapeutique dès l’aube de l’humanité, à travers la Préhistoire et tous les différents temps de l’Histoire, avec le recours à leurs racines, écorces, feuilles et fruits dans le traitement des maladies. Les chasseurs-cueilleurs utilisaient les plantes aussi bien pour s’alimenter que pour se soigner. La camomille, le chanvre, l’ortie, l’achillée millefeuille, le lin, le pavot et la valériane étaient utilisés dans un but thérapeutique par l’homme de Cro-Magnon. Les plus anciens écrits sur le sujet remontent à la Chine, à l’Égypte, à l’Inde et à la Mésopotamie. Hippocrate rédigea un traité portant sur 230 plantes médicinales. L’aspirine sera extraite du jus de peuplier et des feuilles de saule qu’il administrait à ses malades. L’opium était utilisé par Galien contre la migraine de l’empereur Marc Aurèle dont il était le médecin. Il est l’auteur d’un traité sur la description et la fabrication de plus 400 médicaments à base de plantes, avant de laisser à la postérité le terme « galénique », branche de la pharmacie dédiée à la fabrication du médicament. Avicennes, dans le Canon de la médecine, fit mention des propriétés et du mode d’emploi de 800 plantes. Le XVème siècle (« siècle des plantes ») fut notamment marqué par l’usage du quinquina contre le paludisme. L’avènement de la phytochimie marqua le XIXème siècle, avec la découverte des principes actifs des plantes, la caféine du caféier, la quinine du quinquina, l’atropine de la belladone, la salicyline de l’écorce du saule, etc.

De ce qui précède, il découle que la prise en compte du concept « Une seule santé » a été la colonne vertébrale de la lutte opposée par l’homme aux épidémies depuis des millénaires. Sa mise en pratique a de loin précédé la formalisation du concept, les deux mettant en exergue les interactions entre le secteur de la santé et tous les autres champs de la société. Ainsi, l’adduction en eau potable, l’alimentation, l’hygiène et les vaccinations ont été les plus impactant des facteurs en matière de santé publique. La pollution atmosphérique et les rayonnements ionisants ont d’importantes répercussions sur la santé publique. D’un point de vue individuel, il est établi que les maladies sont déterminées et influencées par des facteurs divers dont l’intrication varie d’un malade à l’autre. Il en résulte la nécessité d’un abord thérapeutique spécifique de chaque cas, guidé par le particularisme du malade, donnant toute sa vigueur au concept de la médecine globale pour l’homme total. Les avantages de la médecine fondée sur le niveau de preuves ne doivent pas conduire à faire fi de l’unicité et de la spécificité de chaque être en pratique médicale. L’interaction de la santé avec tous les autres pans de la société oblige à sa prise en compte dans toutes les décisions politiques.

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