Devenir soignant : comment procéder ?
L’apprentissage est l’un des fabuleux acquis issus de cet extraordinaire organe dont nous sommes dotés, le cerveau. L’utilisation efficiente de cet outil relève d’un devoir sacré, obligation en phase avec la chance de relever de la meilleure des créatures, l’espèce humaine. L’augmentation de sa masse, faite en moyenne de 1400 g chez l’adulte, consécutive à la verticalisation de notre lointain ancêtre, a permis à l’Homme d’étendre son pouvoir et d’améliorer ses conditions de vie. Ainsi, non content de voir et de subir, il imagine, invente, entreprend et bâtit. C’est à travers l’apprentissage que sont transmis les quatre volets de la plupart des métiers que sont le savoir, le savoir-faire, le savoir-être et le savoir-devenir. La complexité et le charme du domaine de l’apprentissage ont conduit à en faire un art, tout comme l’enseignement, son alter ego. Banner et Cannon ont retenu les onze qualités suivantes pour apprendre : l’assiduité, l’enthousiasme, le plaisir, la curiosité, l’aspiration, l’imagination, l’autodiscipline, la civilité, la coopération, l’honnêteté et l’initiative. Il est évident que ces qualités, loin d’être indépendantes l’une de l’autre, sont interconnectées. Elles ont en outre des points communs avec les chemins de l’essentiel décrits par Attali : le respect de soi, la ténacité, la répétition, le sens critique, l’admiration et le partage.
Le métier de soignant, par ses spécificités et son objectif touchant au recouvrement de la santé et donc à la mort, a depuis toujours revêtu une noblesse, ses exerçants étant à la fois admirés et critiqués, l’imaginaire collectif surplombant souvent la raison. L’art de soigner a longtemps été arrimé au sacré, au religieux, et à la magie dont il était autrefois un affluent. Il résultait d’une transmission quasi-héréditaire, ses exigences relevant d’un moulage précoce de l’esprit de l’apprenant. En dépit de l’existence d’un générique commun, universel et impérissable, l’art de soigner est moulé et impacté par le contexte et la sociologie du cadre de son apprentissage et de son exercice. Ma pratique pendant un quart de siècle des métiers d’enseignant et de soignant, jointe à mes lectures, ont suscité en moi les réflexions que j’évoque dans le présent article dans un souci d’échange et de partage.
Le mental, dont découlent l’amour du métier et la passion y afférente, ici plus qu’ailleurs, en plein cœur du débat, est déterminant. Il en facilite l’apprentissage et l’exercice, l’un et l’autre n’étant plus perçus comme une corvée, mais sources d’enthousiasme et de plaisir. Mieux encore, l’amour du métier permet un saut qualitatif, permettant de passer du concept d’apprendre à celui de s’instruire. On peut apprendre ce qu’on ne voudrait pas savoir, mais on veut toujours savoir les choses dont on s’instruit. Et il arrive qu’on oublie ce qu’on avait appris, mais il est plus rare d’oublier les choses dont on s’est donné la peine de s’instruire. Quoi de plus fabuleux que d’exercer un métier qu’on aime ! La curiosité est ainsi constamment aiguisée, l’imagination en exercice et l’autodiscipline en érection, le tout conférant à la personne le profil d’éternel apprenant. Se trouvent ainsi exploitées à fond les facultés et les aptitudes dont on est doté. Se trouve aussi hissée au rang de religion l’acquisition de connaissances, que peuvent enrichir les parcours de modèles et de références, contemporains ou historiques, faits d’hommes et de femmes d’exception objet d’admiration, car étant des météores destinés à brûler pour éclairer leur siècle (Napoléon). Bien que relevant d’une époque et d’un contexte différents, Montaigne (renvoyé de l’école qui n’avait plus rien à lui apprendre), Blaise Pascal (invention de la machine à calculer à 13 ans), Lavoisier (accession à l’académie des sciences à 26 ans), et Mozart (première symphonie à 8 ans), constituent des modèles de précocité. De même, Démosthène (devenu grand orateur après avoir appris à parler les cailloux dans la bouche pour corriger ses troubles d’élocution), Claude Bernard (réussite au baccalauréat à la deuxième tentative, échec au concours d’agrégation en médecine) et Einstein (rarement dans les premiers de la classe car doté d’une intelligence lente mais profonde) incarnent l’effet du goût de l’effort, de l’endurance et de la ténacité.
La ténacité, incarnation contraire du renoncement, est absolument indissociable du respect de soi, et corrélée au compter sur soi, le tout amenant chacun à prendre conscience de son unicité, à l’origine d’une augmentation de son taux d’utilité sociale. Le compter sur soi est à cultiver et à valoriser, car amenant l’individu à être plus exigeant envers lui-même qu’envers autrui, à n’attendre rien de personne, à être pleinement responsable, et à s’assumer pour assurer. L’esprit est ainsi exempt de la pollution et de la frustration induites par la vaine attente d’une hypothétique aide qui, même dans le meilleur des cas, ne saurait se substituer à la pleine participation de l’individu à sa propre construction. Jacques Attali, dans ses ouvrages « Devenir soi » et « Les chemins de l’essentiel », y a consacré de longs développements. Ce Pic de la Mirandole du XXème siècle, « pathologiquement intelligent » (Alain Duhamel), croit pourtant plus à l’impact de l’effort qu’à celui du don dans la construction de l’individu. L’effet de ne rien attendre de personne est attesté par le parcours exceptionnel de certains personnages, manifestement galvanisés par leur statut d’orphelins, l’abandon libérant chez ceux des forces pulsionnelles servant de socle à une créativité inouïe. Au rang de ces personnages répertoriés par Pierre Reintchnick, André Haynal et Pierre de Senarclens figurent César, Cléopâtre, Ramsès II, Louis XIV, Napoléon, Washington, Marx, Lénine, Staline, Hitler, Roosevelt, et presque toutes les grandes figures qui ont façonné l’histoire de l’humanité. Ce point relatif à l’investissement personnel dans sa propre construction me semble extrêmement important, particulièrement en Afrique sub-saharienne, où la légendaire solidarité nous conduit trop souvent à être plus exigeant envers autrui qu’envers nous-mêmes.
L’esprit balisé par les considérations ci-dessus exposées permet de faire face aux multiples et passionnants défis et exigences de l’art de soigner, tout au long de la formation et durant l’exercice du métier : ouverture d’esprit, décloisonnement et structuration de la pensée, maîtrise des humanités revisitées à l’envi, maîtrise des fondamentaux du métier, pratique orthodoxe avec comme sève nourricière la culture générale (aucun des aspects relevant de l’humain ne devant être étranger au soignant), grand intérêt accordé aux sens des concepts, constant décryptage du sens de choses.
Comme dans tout métier, les acquis du primaire et du secondaire constituent le socle du dispositif intellectuel. On tire ainsi partie de l’éducation civique et morale, arrimée à l’éducation issue des parents et souvent à celle religieuse, l’ensemble visant à assurer l’ancrage des vertus surtout par l’exemple (respect, générosité, humilité, courage, tempérance, politesse, fidélité, prudence, justice, compassion, miséricorde, gratitude, simplicité, tolérance, pureté, douceur, bonne foi, humour, amour) et à se prémunir des vices, fondement de la déontologie et de l’éthique médicales. Le recours à ces fondamentaux moraux est capital, particulièrement en ce troisième millénaire commençant, où la société est caractérisée par une course effrénée au cumul et à l’avoir, satellite d’une sécheresse spirituelle. La préhistoire et les grands temps de l’histoire avec leurs faits les plus marquants donnent un premier aperçu de l’évolution de notre espèce, préalable nécessaire à la compréhension ultérieure des grandes étapes de la pensée médicale, avec des hommes et des femmes qui, parfois en quête de repères, paraissent éluder le mystère. La géographie physique fournit le nécessaire à la compréhension du climat, en lien étroit avec la répartition spatiale de certaines maladies. La littérature et la philosophie permettent de prendre conscience de la complexité de la psychologie humaine, et du caractère ondoyant, inconstant et divers de l’homme (Montaigne). Le questionnement et l’inoxydable remise en cause servant de sève nourricière à la philosophie qui alimente également la démarche médicale (« Philosopher c’est se comporter à l’égard de l’univers comme si rien n’allait de soi » (Jankélévitch)). De l’enseignement de la biologie se dégage la caractéristique fondamentale du vivant mise en exergue en philosophie : la variabilité. En effet, il n’existe pas deux êtres rigoureusement identiques, et chaque être est différent de lui-même d’un moment à l’autre (« Je ne suis fait comme aucun de ceux que j’ai vus, j’ose croire n’être fait comme aucun de ceux qui existent. » Rousseau). Cette variabilité est en partie étayée par les notions de probabilité enseignées en mathématiques et régissant les lois de Mendel, le père de la génétique. Les mathématiques ont accouché de la biostatistique permettant d’édicter des règles générales dans le domaine du vivant, en dépit de la spécificité de chaque individu, avec une marge d’erreur connue parce que calculée. Le fonctionnement de l’œil et celui de la pompe cardiaque qui propulse le sang dans les vaisseaux obéissent à des lois de la physique.
Les matières fondamentales servent de base à la compréhension de la pathologie. Il convient donc d’assurer constamment l’arrimage des deux entités, le normal permettant de comprendre le pathologique et inversement. L’approche intégrée basée sur l’interconnexion des différents segments d’un même sujet conduit pour chaque cas observé en stage à relire et à revisiter les cours théoriques de physiologie et de pathologie y afférents. Une telle approche est aujourd’hui extrêmement facilitée par le numérique. Est à éviter la mémorisation sans compréhension et l’abord épars des différentes facettes d’un même sujet, ainsi que la brute application de protocoles. L’apprenant n’apprend pas pour juste valider les unités d’enseignement, et le praticien cherche à soigner le malade plutôt qu’à traiter la maladie. Cette démarche est valable tant pour les médicaux que pour les paramédicaux, tant pour le généraliste que pour le spécialiste. Il est d’ailleurs quasiment impossible d’être un bon spécialiste sans être au préalable un bon généraliste, de même qu’être soignant impose de disposer d’un minimum de culture.
Le contexte temporo-spatial est à prendre en compte tant au cours de la formation que dans l’exercice du métier de soignant, et repose sur une démarche centrée sur le patient : le numérique a dépossédé la faculté de l’exclusivité de l’information et de la connaissance médicales, impactant du même coup les rapports enseignant-apprenant et médecin-malade, de moins en moins verticaux ; le même numérique rend compte avant maturation des résultats des travaux des savants, tout en en assurant une fulgurante diffusion, à travers notamment les réseaux sociaux ; le fort taux d’accès du grand public à l’information a, à la fois démocratisé et désacralisé la médecine, et dédéifié le soignant, ainsi tenu de se mettre constamment à niveau ; l’homme du troisième millénaire est désireux de voir s’étendre davantage ses différents champs de liberté, supportant de moins en moins des rapports verticaux, et devenant de plus en plus exigeant dans la satisfaction de ses besoins, même de ceux non naturels et non nécessaires ; il désire prendre activement part aux décisions relatives à sa prise en charge ; les repères sociaux et familiaux font l’objet d’une constante remise en cause, rien ne semblant plus définitivement acquis ; les bouleversements des repères, rapidement contagieux, affectent les quatre coins du globe et n’épargnent aucun continent, le concept de village planétaire s’affermissant ; l’intense et rapide accès à l’information conduit souvent à la dérive, conduisant à une pullulation d’experts autoproclamés et faisant oublier que l’information est à la culture ce que le bruit est à la musique ; le mauvais usage du numérique est parfois source d’infécondité et de stéréotypie, car trop fréquent est le recours au copier-coller ; la santé est de moins en moins considérée comme exclusivement budgétivore, et fort heureusement de plus en plus comme un facteur de développement.
Il est évident que nombre de principes ci-dessus exposés se retrouvent dans les exigences à satisfaire dans l’apprentissage et l’exercice de métiers autres que ceux relatifs à l’art de soigner. Cependant, le niveau d’exigence élevé de celui-ci réside dans sa finalité, rendue particulière par sa connexion avec le plus grand mystère source de la plus grande peur taraudant notre esprit, la mort. C’est ce qui en fait autant la complexité et la constance que le charme.
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