Ceux gravement malades ou en train de mourir nous apprennent à vivre

Depuis la nuit des temps, l’homme fait face à deux catégories de maladies : celles abrégeant sa durée de vie, et celles entravant sa qualité de vie. La lutte contre les premières a d’abord constitué la priorité des politiques de santé avant que celles-ci ne prennent les secondes pour cible. Il faut en effet d’abord vivre pour mieux vivre, et ajouter des années à la vie avant d’ajouter de la vie aux années. La fin de vie comporte constamment une charge émotionnelle, aussi bien pour le malade que pour son entourage et ses soignants. Les questions y afférentes sont superposables à celles existentielles, notamment le sens et la finalité de la vie, la mort de l’autre nous faisant d’emblée entrevoir la nôtre propre. Les unités de soins palliatifs et la prise en charge des malades en fin de vie ont alimenté ces questionnements qui mettent en érection nos facultés mentales et arriment la vie à la mort, entités tout aussi complémentaires que l’envers et le revers d’une même pièce de monnaie, les deux cotylédons d’une même noix de cola, et les deux seins d’une même femme. Cet arrimage est illustré aussi bien dans les différentes facettes de la thanatologie que dans les Saintes Écritures et les traités dédiés à la spiritualité.

L’issue fatale de nombreuses maladies, justiciable de l’intérêt porté par Hippocrate au pronostic dans son Corpus et Avicenne dans le Canon de la médecine, reconnue et redoutée, a bien souvent précédé l’identification de leur cause rationnelle. Il en a été ainsi des maladies infectieuses et parasitaires connues depuis des millénaires, avant la découverte à partir du XIXème, des germes responsables, puis de celui de leur traitement au XXème siècle. Cependant, certaines dispositions préventives, nées de l’observation des cas, ont été prises par les communautés et les soignants, afin d’épargner les bien portants. Ceux-ci, dont certains comportements ont été impactés par les mesures préventives, doivent ainsi leur survie aux leçons tirées de la mésaventure pathologique de leurs devanciers. L’ignorance du mode de transmission des maladies en a longtemps restreint les moyens rationnels de prévention. Ainsi, l’isolement, la mise en quarantaine et le confinement (qui remontent à l’Antiquité) ont longtemps été les seules mesures visant à limiter la propagation des épidémies, bien avant que ne soit rendue obligatoire la déclaration de celles-ci. Une première mention de l’isolement se trouve dans le livre biblique du Lévitique. La peste, la variole et la lèpre ont incité à l’isolement, au confinement et à la mise en quarantaine durant l’Antiquité et le Moyen-Âge. Il en été de même de la syphilis à la Renaissance et du choléra au XIXème siècle.

Le lien de cause à effet entre facteur de risque et maladie, suspecté par l’observation clinique, a été formellement établi grâce à des études biostatistiques comparant les malades et les bien portants. Ainsi fut attesté le rôle de certaines substances (alcool, tabac) dans la survenue de maladies potentiellement mortelles (cancers), incitant logiquement à une hygiène préventive consistant à s’abstenir de les consommer, les uns tirant les leçons de la triste expérience des autres, la mort des uns éclairant la vie des autres. Un continuum est ainsi imposé par une communauté de destin pathologique entre malades et bien portants, servant de socle à une solidarité de fait, faisant fi de l’avis préalable des acteurs concernés.

Les unités de soins intensifs et les réanimations sont les champs d’expression de la fragilité et de la précarité de l’existence. Y sont admis notamment des comateux dont la conscience chavire sans se voir chavirer. Il s’agit de personnes aux dépendances multiples, incapables de subvenir aux besoins naturels et nécessaires : alimentation, respiration, défécation, émission d’urines, hygiène corporelle, etc. La satisfaction de ces besoins est au sommet des priorités de la prise en charge du patient dont le pronostic vital est aussi engagé qu’incertain.

Une hémorragie cérébrale massive entraînant la mort soudaine d’une personne en pleine santé apparente et exempte de tout facteur prédictif revêt l’allure d’un coup de tonnerre dans un ciel serein. Se trouve ainsi rappelé le caractère déroutant de la mort pouvant survenir dans n’importe quelle circonstance, même en plein orgasme (épectase). Charles de Gaulle est brutalement mort le 09 novembre 1970 d’une rupture d’un anévrysme de l’aorte dont il se savait porteur. L’extrême diversité du mode de survenue de la mort témoigne de la fragilité et de la précarité de l’existence, et donne raison à Bossuet (1627-1704) pour qui la vie n’est qu’un songe, la santé n’est qu’un nom et la gloire n’est qu’une apparence. Elles alimentent la prise de conscience en notre inéluctable fin et incitent à l’humilité, à la retenue et à la tempérance.

La même leçon d’humilité est fournie par l’état qu’induit la grave maladie de longue durée qui, en dépit de nombreux traitements, finit par rendre sa victime (autrefois flamboyante, rayonnante et resplendissante), impotente, dépendante, atrophiée, dépérie, pratiquement méconnaissable, objet de compassion et de douleur morale pour les uns, mais aussi de voyeurisme pour les autres. Cette deuxième attitude met en exergue l’hypocrisie, la déloyauté, l’imprévisibilité et la labilité du genre humain. Le souci de s’en mettre à l’abri amène parfois le malade à sélectionner méticuleusement ses visiteurs. L’équipe soignante doit en tenir compte. Tel a été le cas du roi Franco d’Espagne (1892-1975) qui, après 36 ans de règne, fut victime à 82 ans, le 17 octobre 1975, d’une première attaque cardiaque. Celle-ci va inaugurer un épuisant chemin vers la mort truffé de trois interventions chirurgicales et d’une transfusion de six litres de sang en huit heures, l’ensemble des soins administré par une équipe de 23 médecins conduite par son gendre, le Dr Cristobal Martinez Bordiu. La mort de Franco survenue le 20 novembre après une perte de plus de 40 kg fut apprise par les ministres réunis en conseil. Après un long silence, l’un des ministres se lève et pose la question de savoir qui d’entre eux va annoncer la nouvelle à Franco ! Ainsi se trouve constamment affirmée l’inéluctabilité de la mort et l’érosion de la lucidité résultant de cette fin qui résiste à toutes les prouesses de la médecine. Aucune civilisation, aucune culture, aucun progrès, n’a jamais su réaliser l’utopie de l’immortalité et de la jeunesse. La mort rappelle ainsi que de la vie, nous ne sommes que transitoirement possédants, jamais propriétaires. A travers elle, notre séjour sur terre, provisoirement définitif, devient définitivement provisoire. La conscience en notre condition humaine et donc en notre finitude sert de sève à l’effort à la lucidité devant abriter constamment notre esprit.

L’impact de l’état d’esprit du malade sur la gestion de sa maladie est important. Le pharmacien nancéen Coué (1857-1926) l’a théorisé : la perception positive de la vie, l’assignation d’un objectif à celle-ci et la conviction de guérir contribuent considérablement à la guérison ou tout au moins à l’allègement des effets néfastes de la maladie. Golda Meir (1898-1978) en a fait la parfaite illustration à travers le cancer de sang dont elle a souffert pendant une quinzaine d’années. Cette femme, autodidacte issue d’un milieu modeste, était animée d’une volonté de puissance et d’un goût immodéré du pouvoir qui ont servi de sève nourricière à une carrière extraordinaire devant la hisser au sommet de l’État. Elle a opposé à la grave maladie dont elle a tenue ignorant le peuple israélien, un courage et une détermination dont était admiratif Henri Kissinger (alors secrétaire d’État américain d’ascendance juive) qui la savait souffrir « de maux si divers que tout étudiant en médecine chanceux de l’examiner reçoit automatiquement son diplôme ».

La conceptualisation puis la formalisation des soins palliatifs ont donné une tournure particulière à la prise en charge des malades en fin de vie. Elles ont abouti à la création d’entités dédiées, le Saint Christopher Office en étant l’un des plus célèbres. Au rang des bénéficiaires figurent notamment les malades atteints de cancers généralisés, ne répondant plus aux traitements classiques, mais dont on s’attache à améliorer la qualité de vie dans la mesure du possible. Cette prise en charge qui s’étend aux familles des malades vise schématiquement à voir ce qu’il y a lieu de faire lorsque manifestement il n’y a plus rien à faire. Elle comporte des composantes physique, psychologique, psychique, sociale et spirituelle, pivotant toutes autour de la compassion qui est à la fois vertu et sentiment, alter ego et quasi synonyme en latin de la sympathie en grec. Mais mieux que la sympathie, la compassion est faite de la participation à la douleur et à la souffrance d’autrui dont on s’attriste. Incarnation contraire de la cruauté et de l’égoïsme, la compassion sympathise universellement avec tout ce qui souffre. Son caractère horizontal la distingue de la pitié, sentiment vertical, entaché d’une dose de mépris et de suffisance de celui qui la ressent. Ainsi, l’épithète pitoyable désigne aussi bien celui qui est enclin à la pitié que celui qui en est l’objet. Il n’y a pas de compassion sans respect, ni de pitié sans mépris (Rousseau, Schopenhauer, Comte-Sponville).

Aux antipodes et en lieu et place de la compassion, se dressent parfois des attitudes malsaines et contraires à celles espérées du patient : visites motivées par le souci d’être témoin de la dégradation d’une personne dont on supportait mal l’ascension sociale, curiosité de tout savoir de l’état physique déchéant du patient, de ses états d’âme et de son monologue avec la mort, calculs et manœuvres mesquins pour la jouissance de biens, mobilisation de ressources pour de grandioses funérailles à la gloire des survivants, le tout, joint à ce qui précède, enrichit et amplifie la composante philosophique de l’art médical et permet de mieux connaître l’Homme. Autant est grand le besoin du grand malade en vertus fortement recommandées par la morale et les Saintes Écritures, autant est loin d’être évidente l’observance de ces vertus au quotidien. Du grand malade et du mourant sont mis en exergue la solidarité de fait qui s’impose à toute l’humanité, la lucidité visant à mettre notre raison à l’abri  des illusions de nos sens, la conscience en notre inévitable fin, la reconnaissance de nos limites et de nos faiblesses que ne sauraient éluder d’indéniables progrès, l’hypocrisie que génère l’égoïsme qui pollue trop souvent les faits et les gestes, le caractère impérissable des règles éthiques martelées par les pères de la médecine, bref l’appel pressant à plus d’humanité, particulièrement en ce troisième millénaire commençant où les hommes, pressés de vivre et soumis au diktat de l’avoir, paraissent éluder le mystère et l’immatériel.

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