La médecine est par essence et par nécessité un art

Chargée de concourir à la restauration de la santé du corps et de l’esprit et de reculer les frontières de la mort, la médecine a toujours été indissociable de la morale, de la philosophie et de la métaphysique. Fort logiquement, la maîtrise des humanités a longtemps servi de socle à la sélection des apprenants. Le cadrage du comportement du soignant, préoccupation constante de l’humanité, a généré des écrits fabuleux dont le serment d’Hippocrate et la prière de Maimonide sont parmi les plus marquants. Le même souci a longtemps rendu la profession quasi-héréditaire, placé la médecine sous l’aile protectrice de la magie dont elle a longtemps été un affluent, puis mis la faculté sous la coupe de l’Église pendant plus de trois siècles. De puissants moyens d’action issus de la révolution scientifique et technique ont permis à la médecine d’enregistrer en un siècle une avancée supérieure à celle qui l’a caractérisée pendant les trois derniers millénaires. Indissociable des grands courants de la société qui lui sert de champ d’action, la médecine en ce troisième millénaire commençant, dans sa pratique et dans son vécu, met en exergue l’importance de l’humanisme dont les fondamentaux ont taraudé l’esprit de ses pères.

La maladie est souvent redoutée parce que perçue comme l’antichambre de la mort dont la peur est l’un des facteurs taraudant constamment notre esprit. Pendant des millénaires, son origine a été associée à la magie, à la métaphysique, à la sorcellerie, ou à la colère des ancêtres défunts. Cette approche qui a dominé la pensée médicale sur toute la planète a encore des séquelles, même dans les sociétés fortement imbibées des retombées de la révolution scientifique et technique du XIXème siècle. Dans son perçu et dans son vécu, la maladie conduit l’imagination à surplomber la raison, chez l’être humain que les sciences exactes ont échoué de transformer en un être exact, si bien décrit par Edgar Morin comme « un être d’une affectivité intense et instable qui sourit, rit, pleure, un être anxieux et angoissée, un être jouisseur, ivre, extatique, violent, aimant, un être envahi par l’imaginaire, un être qui sait la mort et ne peut y croire, un être qui secrète le mythe et la magie, un être possédé par les esprits et les dieux, un être qui se nourrit d’illusions et de chimères, un subjectif dont les rapports avec le monde objectif sont toujours incertains, un être soumis à l’erreur, à l’errance, un être ubrique (démesuré) qui produit du désordre ». Cette complexité est encore plus marquée chez l’homme malade dont la lucidité est fortement affectée et la sérénité ébranlée.

La prise en compte de ces données dans la prise en charge du malade est incontournable. Il est vrai que les progrès en imagerie et en biologie ont induit une bonne dose de précision dans la démarche du médecin. Ces données, combinées à la quantification scientifique issue de la biostatistique, ont servi de socle à la médecine fondée sur le niveau de preuve, réduisant la dose de l’aléatoire issu de la seule intuition du médecin, au triple plan diagnostique, thérapeutique et pronostique. Ainsi se trouve uniformisé le vocabulaire assurant la comparabilité des études menées dans les quatre coins du monde. Cependant, le caractère unique et variant de chaque être, caractéristique essentielle du vivant, a montré les limites de cette approche. L’homme malade est rarement raisonnable, sa réaction face à la maladie souvent imprévisible, le déni fréquent, la rationalité érodée, et l’égoïsme exacerbé. Ces attitudes sont valables aussi bien chez l’instruit que chez l’analphabète, aussi bien chez l’agent de santé que chez l’agent d’un autre secteur, aussi bien chez l’adulte que chez le vieillard, bref chez tout sujet sentant sa mort prochaine du fait de la maladie. La science expliquant plus souvent le comment que le pourquoi des choses, le sujet malade, notamment en Afrique sub-saharienne, se contente rarement de l’explication rationnelle fournie par le médecin. Un cancer bien identifié, une maladie auto-immune clairement reconnue, une hémorragie cérébrale favorisée par une hypertension artérielle connue et responsable d’une hémiplégie, un infarctus du myocarde indubitablement diagnostiqué, sont rattachés à une origine métaphysique par le plus éclairé des patients, attaché qu’il est à la quête de la cause précise de sa maladie. Il en résulte le recours à des traitements d’ordre métaphysique, en amont ou en aval de celui prescrit par le médecin.

Les comportements divers et variés observables chez l’homme malade sont tous indissociables de la conscience en notre inévitable fin que constitue la mort. La peur et l’appréhension relevant plus souvent du domaine de l’affect que de celui de la raison, servent de sève nourricière et de pilier au comportement de l’homme face à la maladie dont elles impactent l’attitude face aux soignants, tour à tour admirés et critiqués. Les avancées scientifiques, technologiques et numériques n’y changeront pas grand-chose, l’esprit humain restant toujours caressé par le rêve de l’immortalité et de la jeunesse.

Ces considérations sont donc à prendre en compte par le soignant, quels que soient les progrès de la médecine, quel que soit le profil du malade. Certains de ces progrès donnent déjà le tournis et le vertige, parce que bousculant les normes et les repères, et posant de sérieuses questions éthiques. Ils ajoutent à la complexité déjà connue de l’être humain dont l’abord pluriel et global est plus qu’impératif, aux antipodes de la chosification induite par l’approche réductionniste faisant du soignant un technicien de maintenance du corps humain. Les humanités sont indispensables à la mise en œuvre de l’art de soigner, tant sur le plan mental que comportemental, consolidant les armes de construction massive de la médecine que sont l’empathie, la bienveillance, le don de soi, la chaleur humaine et le détachement. Elles permettent, face à la personne qui souffre, d’agir plus souvent au cas par cas qu’au coup par coup. Elles alimentent la distance et le recul indispensables à l’hygiène préventive du raisonnement, dans une société de plus en plus soumise au diktat de l’immédiateté et du cumul, et à la primauté de l’avoir sur l’être. En un mot, par elles, le médecin, couvert du terre-à-terre et agissant constamment en être pensant, est un philosophe, et la médecine, un art.

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