La maladie : source de déni, d’erreurs de jugement, d’érosion mais aussi d’éveil de lucidité

La maladie dans son vécu, dans son perçu et dans son imaginé, est l’une des armes de destruction massive de la raison, grande vertu de la pensée, souvent surplombée par l’imaginaire en sa présence. Ainsi s’opèrent une érosion de lucidité mais aussi un éveil de l’imagination chez la plupart d’entre nous, que nous appartenions à la race des experts ou à celle des profanes. L’histoire et la géographie de la médecine et celles plus générales de l’humanité sont truffées d’exemples symptomatiques d’erreurs de jugement et de la fertilité de l’imagination dans l’abord de la maladie, tant sur le plan individuel que collectif. Ces données, dans toutes leurs facettes, ne sont pas indissociables de la peur de la mort qui taraude notre esprit et dont la maladie, particulièrement celle brutale, a le mérite de rappeler l’inéluctabilité. Nées des fantasmes de la conscience en notre finitude, elles revêtent des formes variées selon le contexte historique, et établissent un continuum comportemental avec notre lointain ancêtre issu de la verticalisation.

Le caractère potentiellement grave d’une maladie peut être source d’un déni et d’une érection de l’imagination conduisant à éviter de la nommer ou nourrissant un silence qu’il convient de décrypter. Il en est ainsi de toutes les maladies mortelles avant la découverte des médicaments permettant de les juguler puis de les banaliser. Le mot phtysie a longtemps été utilisé en lieu et place de celui de tuberculose, avant la découverte des antibiotiques qui en permettaient de venir à bout. Le mot tumeur est préféré à celui plus inquiétant et plus courant de cancer, le premier paraissant plus apaisant pour l’esprit que le second. L’importance du pronostic conduit la malade atteint d’un cancer débutant à insister plus sur le gérondif que sur le substantif dans la description de son mal. Le caractère potentiellement mortel d’une maladie a créé la double peine chez les malades, victimes en outre d’une stigmatisation. Il en a été ainsi de la lèpre dans toutes les sociétés, notamment au Moyen-Âge en Europe, où les lépreux, objet de rejet de tout genre de leur vivant, n’étaient pas enterrés dans le même cimetière que les autres chrétiens, en dépit du poids de l’église sur le vieux continent médiéval. La syphilis fit naître à la Renaissance des appellations à forte connotation politique, chaque peuple s’évertuant à faire porter le triste privilège de la primogéniture de la maladie à son voisin ou opposant le plus direct : «mal napolitain» pour les Français, «mal français» pour les Italiens, «mal polonais» pour les Russes ou encore «mal chrétien» ou «bouton des francs» pour les Turcs musulmans.

Une douleur soudaine inaugurant une maladie perturbe la sérénité du patient qui s’étonne de n’en avoir jamais souffert, oubliant qu’aucun phénomène n’a été chronologiquement antérieur à son propre début. De même, le souci d’interprétation conduit le malade souffrant d’une douleur brutale de la cheville à la rattacher à une probable torsion de celle-ci (« Docteur, je me suis probablement tordu la cheville »). Le recours à l’adverbe « probablement » permet d’écarter à coup sûr l’hypothèse d’une torsion dont la survenue marque tellement l’esprit de la victime auquel n’aurait échappé ni l’heure, ni le lieu, ni les circonstances. De même, la mère dont l’enfant souffre d’une douleur fébrile de la cuisse en lien avec une infection osseuse débutante, la rattache à une probable chute dont la véracité est vite écartée par un interrogatoire minutieux. Une autre illusion, caractéristique de l’égoïsme humain, réside dans le refus proclamé de servir de cobaye, c’est-à-dire celui dont le cas peut générer des leçons utiles aux cas ultérieurs. Or, il est évident que chacun de nous et dans n’importe quelle circonstance, sert de cobaye en tant que bénéficiaire de service, et s’instruit des leçons de sa pratique en tant que prestataire, afin de s’améliorer au fil du temps, tous métiers confondus. C’est le fondement même de la notion d’expérience.

Des traités de médecine de haute volée ont, à la fin du XIXème siècle, fait état de la rareté de l’appendicite chez le Noir africain. Cette apparente rareté, vite infirmée par la couverture sanitaire, n’était que le reflet de celle des médecins aptes à en faire le diagnostic. De même, la rareté du canal lombaire rétréci qui affecte avec prédilection la femme africaine de plus de 50 ans, a été rapportée dans la population noire de Rhodésie dans les années 1950. Cette rareté, imputable au faible accès des Noirs aux soins spécialisés, a été formellement démentie ces dernières années, l’affection paraissant d’ailleurs plus fréquente et plus précoce chez les Noirs que chez les Blancs. L’installation d’un spécialiste dans une localité crée un pôle d’attraction de malades souffrant d’affections relevant de son domaine de compétence, en raison d’une amélioration de l’offre de soins dont prennent d’emblée conscience les malades, désormais objet d’une écoute attentive et appropriée.

La structure démographique d’une population influence son profil pathologique. Ainsi, une maladie survenant avec prédilection chez le sujet âgé (plus de 60 ans) peut paraître rare dans une population majoritairement composée de sujets de moins de 25 ans. Il en est ainsi de la maladie d’Alzheimer dont la fréquence augmente avec le vieillissement de la population. Il en a été de même de l’arthrose, rarement présente sur les squelettes des hommes antiques dont la faible espérance de vie ne permettait pas l’installation de l’usure du cartilage articulaire qui en est la principale caractéristique. A contrario, les lésions typiques de spondylarthrite ankylosante, retrouvées sur les momies égyptiennes, confirment la forte propension de cette maladie à affecter le sujet jeune.

Le caractère multifactoriel générant les maladies est trop souvent oublié, alimentant le rattachement d’une maladie à une seule cause. Or, toute maladie résulte de la conjonction, à des degrés variables, de facteurs génétiques, constitutionnels, environnementaux, psychologiques, nutritionnels, socio-culturels, etc…Ces facteurs ne sont pas tous présents chez un malade donné, mais leur fréquence dans le lot de malades souffrant de la même maladie est plus élevée que dans la population générale. Pasteur (1822-1895), père de la bactériologie, s’en est vite rendu compte, avant de conclure à la condition nécessaire mais non suffisante que représente le microbe dans la survenue des maladies infectieuses.

Des réactions insoupçonnées sont parfois induites par des maladies potentiellement mortelles : tel fut le cas de l’humiliation et du dénigrement dont ont été victimes les médecins qui ont rapporté les premiers cas de choléra en France au cours de la troisième pandémie (1840-1860) partie de l’Inde. Des déclarations empreintes d’enthousiasme et exemptes de fondement rationnel ont été observées lors de la pandémie à la Covid-19, émanant aussi bien de sommités médicales que de décideurs politiques, tous soumis au diktat de l’immédiateté, à l’emballement médiatique et à la pression de l’opinion publique.

Une autre erreur, malheureusement trop fréquente, consiste à confondre l’absence de preuve de maladie à la preuve d’absence de maladie. La médecine dispose d’outils permettant de reconnaître l’existence d’une maladie chez un patient. Ces outils combinent le recours aux organes de sens (à travers l’interrogatoire et l’examen du malade) et aux explorations (imagerie, examens de laboratoire). Par cette démarche, l’on parvient à reconnaître la maladie dont souffre le patient. Mais, fait important, une maladie peut être inexpressive au stade précoce et échapper à l’arsenal d’outils diagnostiques dont dispose la médecine. En d’autres termes, autant la médecine peut déclarer malade un sujet malade, autant elle est incapable d’affirmer qu’un sujet bien portant est absolument exempt de maladie.

Le décryptage des mots et du langage du malade est indispensable au diagnostic : avoir mal n’est pas forcément synonyme de douleur ; la douleur au rein n’a habituellement rien à voir avec le rein (organe chargé de l’élimination de déchets à travers les urines) mais désigne souvent une lombalgie (douleur du bas du dos). Le bras s’étend de l’épaule au coude, l’avant-bras du coude au poignet, la main du poignet au bout des doigts, la cuisse de l’aine au genou, la jambe du genou à la cheville, et le pied de la cheville au bout des orteils. Le souci d’éviter tout risque d’erreur conduit le médecin à demander au malade d’indiquer avec le doigt le siège de sa douleur, en lieu et place d’une réponse verbale.

La charge émotionnelle dont est porteuse la maladie affecte considérablement la pensée du malade dont elle alimente la composante irrationnelle et intuitive aux dépens de celle rationnelle. La même charge émotionnelle prend une dimension collective en cas d’épidémie, générant en ce troisième millénaire des réactions et des attitudes en tout point superposables à celles observées dans l’Antiquité. La maladie a ainsi le mérite de nous ramener à notre dimension strictement humaine, faite d’exploits certes, en raison de ce fabuleux atout qu’est le cerveau, mais aussi de limites et de faiblesses dont la prise en compte sert de ferment à la lucidité.

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