Les cinq étapes de la vie professionnelle analysées sous l’angle de la médecine

De l’apprentissage du métier à la retraite, la vie professionnelle est habituellement et schématiquement faite de cinq étapes, tous domaines confondus : apprendre à faire, faire, montrer comment faire, faire faire, et laisser faire. Le taux d’utilité sociale d’une personne est souvent lié à l’exercice d’un métier ou d’une profession. L’information y relative fait presque partie intégrante de l’identité. La question y afférente est celle posée après le recueil des nom et prénom d’un interlocuteur inconnu jusqu’alors. L’exercice d’un métier est rassurant, car souvent garant d’un revenu permettant une autonomie, l’intéressé apte à subvenir à ses propres besoins. D’un point de vue collectif, il allège le taux de dépendance et permet l’insertion sociale. Voltaire a eu raison de penser que le travail éloigne de nous l’ennui, le vice et le besoin. L’ardeur au travail a toujours été magnifiée à travers l’histoire, notamment en Afrique, comme relaté dans leurs ouvrages par les classiques africains, Amadou Hampaté Ba notamment. Grégoire Le Grand abonde dans le même sens, en insérant son antonyme, la paresse, dans les sept péchés capitaux. Au rang des métiers nobles recensés dans toutes les sociétés, figure en bonne place l’art de soigner, jouissant d’une considération et d’une exigence singulières, arrimées à la fois à sa cible (l’être humain), et à sa mission (ajouter des années à la vie puis de la vie aux années). Comme tout métier, l’art de soigner, palliatif de notre peur de mourir et de souffrir, commence par un apprentissage, avant d’être exercé puis enseigné à un plus jeune. Celui-ci, devenu maître au terme de sa maturation professionnelle, doit jouir d’un cadre devant lui permettre de s’éclater et de s’épanouir. Comme tout métier, l’art médical ne saurait se soustraire ni de son époque, ni de son environnement qu’il nourrit et dont il se nourrit.

L’entrée dans le giron de l’art de soigner commence par la formation initiale (apprendre à faire) à laquelle succède la formation continue durant tout l’exercice. Toutes les deux sont bien évidemment impactées par le vécu, le perçu, l’évolution et l’histoire de cet art. Longtemps conçue comme d’essence et d’origine métaphysiques sur tous les continents, la médecine fut, pendant des millénaires, un affluent de la magie, de la religion, et des croyances. La maladie ayant une origine métaphysique, l’art de soigner recourant aux plantes, aux prières et aux sacrifices, relevait de divinités ou d’humains divinisés. Dans ces conditions, il ne pouvait être transmis qu’à des initiés, à ceux des descendants répondant à des critères précis, que dominent la maîtrise des humanités et l’aptitude à intégrer et à mettre en pratique le savoir être. L’apprentissage s’effectue ainsi par le biais d’un moulage précoce et assidu, lui conférant une allure quasi-héréditaire. Ce mode de transmission de la médecine de père en fils a encore des nostalgiques, partisans du statu quo, opposés à en valider l’oraison funèbre. Le don de soi, l’humanisme et l’empathie devant servir de socle à l’art de soigner, les sciences humaines ont longtemps impacté les critères de sélection des futurs médecins, en phase avec l’approche en vigueur avant la théorie de l’arborescence de Descartes. L’impérialisme des sciences exactes, issu des progrès scientifiques et techniques du XIXème siècle, n’a pas épargné la médecine. Il leur a conféré un rôle central dans la sélection des futurs médecins, aboutissant parfois à un résultat dommageable, fait d’une surplombante technocratie. Bien qu’objectifs, ces critères basés sur les sciences exactes sont incapables d’évaluer l’essentiel, la vocation. Elles en seraient d’ailleurs capables qu’il ne s’agirait que d’un flash instantané, l’homme étant inconstant et ondoyant. Les premières années de la formation médicale sont consacrées aux matières fondamentales auxquelles succèdent par la suite les matières cliniques. Une approche intégrée liant les deux groupes de matières est indispensable tant dans leur compréhension que dans leur rétention. Les stages hospitaliers (enseignement au lit du malade) en assurent le bon ancrage, tout en palliant les lacunes en humanité de la sélection initiale à forte coloration scientifique. Les sept ou huit années de formation se soldent par le doctorat en médecine. La spécialisation est de durée variable, de trois à cinq ans en fonction des domaines. Fort heureusement, la sélection d’entrée a subi un toilettage, débarrassée de certaines dispositions pédagogiquement discutables, notamment l’interdiction de reprendre la première année dans une faculté autre que celle dont l’étudiant a été exclu, son échec étant considéré comme infirmité irréversible à suivre la formation médicale. En outre, cette sélection, souvent élitiste, décalée des besoins de terrain, a conduit à l’exclusion de gens susceptibles d’être de bons médecins, même si ceux retenus sont presque toujours nantis d’aptitudes leur permettant d’être des docteurs en médecine dans le temps imparti. C’est au lit du malade que s’apprend effectivement la médecine, grâce à l’encadrement du maître sensé servir de modèle par un comportement exemplaire fait de dévouement, de don de soi, d’empathie et d’humanisme.

L’exercice de la profession de soignant (2ième étape, faite du faire), champ d’expression de la noblesse de l’art, exige technicité, dévouement, humilité, passion et compassion. Il ouvre la voie à une meilleure connaissance de cet être vain, merveilleux, ondoyant et divers qu’est l’homme, comme décrit par Montaigne. Il repose sur l’abord affiné et le décryptage de chaque cas, étant entendu qu’il n’existe pas deux cas rigoureusement identiques, la variabilité biologique reflétant l’impermanence caractéristique du cosmos. Les pères de la médecine dont nous sommes les héritiers (Hippocrate, Maïmonide, Avicenne entre autres) ont établi les règles éthiques régissant l’exercice du métier et dont l’essentiel reste impérissable. Cet exercice au quotidien permet à terme la maîtrise du métier, les malades en étant les vrais dispensateurs. Sont indispensables l’écoute active, le sens de l’observation, la curiosité, la constante remise en cause, la mise à jour des connaissances (l’imprimé étant rapidement périmé) aujourd’hui facilitée par la technologie, la patience et l’observance des règles éthiques. C’est avec patience que se constitue l’expérience dont peut se prévaloir tout praticien. Tout acte médical, qu’il soit d’ordre diagnostique ou thérapeutique, doit être exclusivement guidé par l’intérêt que pourrait en tirer le malade. La seule maîtrise technique de l’acte par le soignant ne suffit pas à l’entreprendre. Au rang des attitude utiles figurent les soins palliatifs visant à accompagner le malade lorsque manifestement il n’y a plus grand-chose à faire. Le volet éthique est capital, son érosion étant à l’origine de l’inhospitalité de nos centres hospitaliers. Les plaintes récurrentes des malades et de la population ont trait au mauvais accueil et au raquettage, dans une société soumise au diktat de l’avoir, du paraître, de l’immédiateté et du cumul. La technicité et l’humanisme combinés servent de terreau à la confiance, pilier des rapports soignant-soigné. La confiance se construit au fil du temps, le consultant qu’est le soignant étant simultanément consulté par le consulté qu’est le soigné. La confiance ne se revendique pas, ne se réclame pas, ne se décrète pas, mais résulte de l’analyse par le soigné des gestes et des attitudes du soignant, l’acte médical relevant de la rencontre d’une conscience et d’une confiance (Lucien Israël).  Les rapports soignant-soigné sont aujourd’hui empreints d’horizontalité, la verticalité des temps hippocratiques n’ayant plus cours. Le numérique a dépossédé la faculté de l’exclusivité dont elle jouissait, et les savants ne sont plus les seuls sachants. Ceci d’autant plus vrai que le médecin est un dépanneur d’une machine dont il ne possède pas les plans (Lucien Israël).

La formation des plus jeunes (montrer comment faire) fait partie du cahier de charges du médecin, quels que soient le lieu et le mode d’exercice de sa profession. Elle répond à un impératif incombant à chaque être humain, consistant à rendre à la société au moins autant qu’il en a reçu. La formation médicale formelle est dévolue aux hospitalo-universitaires auxquels incombent en outre les activités de recherche. L’étroitesse des liens et la complémentarité entre soins, enseignement et recherche ont servi de socle à la loi Debré régissant les tâches des hospitalo-universitaires. En Afrique sub-saharienne francophone, le parcours et la carrière de ceux-ci sont régis par le Conseil Africain et Malgache pour l’Enseignement Supérieur (CAMES), véritable outil d’intégration des jeunes États, et d’harmonisation entre universités. Des centaines d’agrégés ont ainsi été formés selon le moule du CAMES en 40 ans. Les critères du CAMES se sont affinés au fil des années, faisant aujourd’hui une part un peu trop belle à la production scientifique, dans son versant quantitatif. Il importe de rappeler que l’agrégation est une course de fond, et non une course de vitesse. La réussite doit être la règle, et l’échec l’exception. Les critères étant connus d’avance, le candidat doit se préparer et être préparé et suivi en conséquence, et faire de sa préparation une priorité absolue. Tout en restant rigoureux et exigeant, le maître doit s’efforcer de traiter le candidat en adulte vacciné, en dépouillant son comportement de toute attitude humiliante ou dégradante à l’égard de celui-ci. Une évaluation aujourd’hui s’impose, afin de déterminer l’apport effectif de ces nombreux agrégés issus du CAMES sur l’enseignement supérieur et sur le système de santé. Un détournement d’objectif avec une productivité abrégée chez des agrégés est en effet observé dans tous les pays, tant en matière de soins qu’en matière d’enseignement. L’agrégation est malheureusement parfois perçue comme une finalité et non comme un moyen, ouvrant la voie à d’autres ambitions personnelles autres qu’académiques. La formation, à l’instar de la dispensation des soins, est en outre aujourd’hui marquée par une horizontalisation des rapports enseignant-apprenant, le second devenant acteur et évaluateur de sa formation, aidé qu’il est notamment par le numérique.

Le métier de médecin étant dominé par le savoir-faire et le savoir être, l’apprenant ayant acquis l’essentiel doit être suivi dans sa pratique par le maître qui observe à son égard une certaine distanciation au fur et à mesure de sa maturation, en le faisant faire. Le clinicat qui intervient après la spécialisation et d’une durée habituelle de deux ans comporte des activités de soins, de recherche et d’enseignement sous la responsabilité d’un maître dont l’expérience permet le ferme ancrage du métier. Trois canaux se dessinent au terme du clinicat : exercice libéral, exercice à l’hôpital, carrière hospitalo-universitaire. Celle-ci est avant tout dictée par les besoins pédagogiques de la faculté, basés sur le volume horaire des cours à dispenser. Il faut arriver au bon endroit et au bon moment.

Le maître arrivé au firmament de sa carrière qui s’est notamment soldée par la formation d’élèves devenus confrères, doit savoir se retirer afin de leur permettre de s’exprimer, de s’éclater et de donner leur plein potentiel. L’expérience accumulée a servi de sève nourricière à la sagesse, à la retenue, à la prudence, à la relativisation et à une hauteur de vue dans la perception du monde. Elle sert de socle à d’autres sollicitations dont l’accomplissement concourt à galvaniser le taux d’utilité sociale. Le maître doit éviter de vouloir faire le temps des autres, après avoir fait le sien, et retenir que chaque phase de la vie comporte des ingrédients générateurs de bonheur, au rang desquels figure en bonne place l’accomplissement de ses anciens élèves. Son ultime réussite doit résider dans l’existence de gens de qualité qu’il a su engendrer et mis à la disposition de la société. Par cette attitude, il donne corps au concept de parents professionnels (Alain Touraine). Il n’existe pas de roi sans royaume et maudit doit être celui qui croit augmenter son pouvoir en refusant de partager son savoir (Hampâté Ba). En outre, la valeur d’un homme tient dans sa capacité à donner et non dans sa capacité à recevoir (Einstein), et donner sans se souvenir et recevoir sans oublier sont d’indélébiles marques de grandeur. Susciter des vocations et partager son savoir sont les principales raisons d’être des maîtres. Une telle philosophie épargne de beaucoup de conflits et de tiraillements que génère l’infirmité des maîtres à passer la main et à considérer leurs anciens élèves comme des adultes vaccinés. Cette infirmité est alimentée en Afrique sub-saharienne par l’exploitation abusive du droit d’aînesse qui convient consacrer l’effet pervers du mandarinat qui régentait les rapports formateur-apprenant en médecine.

Les cinq étapes ci-dessus exposées sont en réalité enchevêtrées. La carrière du maître s’enrichit considérablement et constamment de la formation donnée aux plus jeunes, le meilleur moyen d’apprendre étant d’enseigner. De son attitude faite de passion et d’amour du métier naissent des vocations rendant attractif un domaine précédemment indigeste. La pratique médicale soutenue et orthodoxe permet à son auteur de grandir, de s’élever, de s’épanouir en se déconnectant du terre-à-terre et en se débarrassant des contingences immédiates, le tout l’amenant à être philosophe, en se comportant et en agissant en être pensant. Il peut ainsi être un grenier de savoirs, un expert, un sachant, un émetteur d’avis dépouillés de considérations de carrière. Il se met ainsi en phase avec le plus célèbre aphorisme d’Hippocrate (La vie est brève, l’occasion fugitive, l’art long, l’expérience trompeuse et le jugement difficile), ce qu’apprécierait Frazier (La nature est probabiliste, l’information incomplète, les ressources limitées, les résultats essentiels, et les décisions inévitables).

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