Intégrer l’impermanence, c’est se doter d’une intarissable source de lucidité, d’humilité et de sérénité

Nous sommes tout aussi conscients de notre finitude que du caractère éphémère de tous les constituants du cosmos. L’impermanence et l’instabilité affectent aussi bien les vivants que la matière inerte. Notre aptitude à transformer, à dominer ou à dompter les composants de l’univers, n’a d’égale que leur destin périssable et constamment changeant. Celui-ci nous affecte en tant qu’humains, de notre tout début que constitue la fusion des gamètes, à la décomposition consécutive à la mort. L’instabilité et l’impermanence n’ont d’égale que notre faculté à les oublier, à les dénier, à leur trouver un palliatif apaisant, ou mieux à les accepter en en faisant stoïquement une donnée inhérente à notre condition humaine. C’est dans cette dernière hypothèse que se trouve constamment infiltrée dans notre esprit la conscience en nos limites, sève nourricière de l’humilité et de la sagesse. Cette vision fait appel non seulement à la lucidité mais impose du courage, intention de l’instant en instance (Comte-Sponville), nécessitant de sortir des zones de confort où sont ancrées les habitudes, afin de résister à l’allergie au changement.

L’illusion de permanence et de stabilité est réconfortante et apaisante pour l’esprit, les sujets y afférents sortant du champ de nos préoccupations. Nous nous réjouissons de traiter avec des partenaires et des interlocuteurs dignes de confiance, leur parole donnée faisant foi et nous mettant à l’abri de l’incertitude. Divers palliatifs sont utilisés pour alléger l’inconfort de l’impermanence : le passé et le parcours d’une personne fournis par une enquête donnent des indices destinés à réduire la marge d’incertitudes et d’erreurs relatives à la prise d’une décision la concernant, les diplômes obtenus présument d’une compétence, la famille dont on est issu du profil éducationnel, et la patrie d’une histoire et d’une culture. Les mariages consanguins qui ont connu leur temps de gloire dans la plupart des sociétés visaient à assembler ce qui se ressemble, pour faciliter leur inscription dans la durée et leur résistance aux péripéties. Les mariages entre personnes issues de la même classe socio-économique sont assignés du même but. Il en est de même du balisage du mariage par l’église catholique qui l’a hissé au rang de sacrément tout en le proclamant indissoluble et indestructible, sachant l’être humain ondoyant, inconstant et divers (Montaigne). Tous ces cadrages sont motivés par le souci de faire face aux vicissitudes de l’impermanence, et à l’inscription dans le temps de l’image d’une photographie instantanée.

L’impermanence explique en partie notre faible capacité à prévoir et à prédire. Notre raisonnement est presque toujours probabiliste, basé sur des faits passés dont les leçons fondent notre expérience parfois trompeuse (Hippocrate). Les faits sont rarement reproductibles à l’identique, impactés par le contexte, les acteurs et les circonstances, tous pouvant concourir à déjouer les pronostics. Le bon expert est celui ayant conscience de ses limites et de l’étendue encyclopédique de son ignorance, contrastant avec l’étroitesse de ce qu’il est sensé maîtriser. Tout peut basculer à tout moment, et les efforts déployés sont à encourager afin de limiter l’incertitude imputable à l’instabilité et à l’impermanence, l’œuvre de tant de jours pouvant être en un jour effacée (Corneille). Ainsi, les facteurs de risque concourant à la survenue d’une maladie sont à connaître et à éviter, les acquis intellectuels et professionnels sont à entretenir parce que périssables, de même que l’amitié, l’amour et la confiance. Rien n’est définitivement acquis, tout est à bâtir, à conquérir ou à entretenir, car foncièrement fragile et changeant. Les parcours sinusoïdaux sont plus fréquents que ceux linéaires, les moments creux destinés à s’armer pour rebondir. Le brillant docteur en médecine ne fait pas fatalement le bon médecin ; le brillant agrégé, le bon enseignant ; le meilleur professeur, le bon recteur ; la meilleure mention au diplôme de sortie, le bon professionnel ; la présomption de compétences, l’efficacité au travail ; la plus prestigieuse école ou université, le meilleur rendement ; les liens biologiques, l’entente cordiale ; etc. Des erreurs résultent de la tendance trop fréquente à établir des liens de causalité entre des faits et des concepts constamment mouvants, parce qu’influencés par de nombreux paramètres dont un bon nombre nous échappent. Nos surprises, nos étonnements et nos déceptions sont alimentés par l’oubli de la loi de l’impermanence, nous amenant à prendre pour définitifs et immuables les acquis, les faits et les comportements au caractère constamment provisoire.

De même que rien n’est définitivement acquis, de même, rien n’est définitivement perdu, aussi bien chez les êtres vivants que pour la matière inerte. Il est vrai que la lente transformation de celle-ci donne la fausse impression qu’elle échappe à l’incontournable loi de l’impermanence. Nous oublions ainsi par exemple que des maisons que nous habitons aujourd’hui sont possiblement bâties sur des tombeaux remontant à des millénaires. Nous oublions, ce qui est bénéfique pour notre équilibre mental, la possibilité de survenue de la mort à tout instant, même en plein orgasme, triste expérience que vécut le cardinal Daniélou. L’ignorance ou l’oubli de l’évolution de l’humanité a généré le concept de races humaines dont une partie de l’humanité s’est servie pour légitimer sa domination sur les autres.

Avoir à l’esprit l’impermanence induit inéluctablement une relativisation dans l’abord de n’importe quel sujet. Être major de sa promotion est indissociable du niveau moyen de celle-ci. Il en est de même du dernier de la classe, dont le rang peut n’être qu’un faux pas, à considérer par les parents et l’enseignant comme réversible, afin de l’amener à rendre possible ce qui paraissait impossible, la plus grande gloire n’étant point de tomber, mais de savoir se relever chaque fois que nous tombons (Confucius). La culture par l’enseignant, de l’estime de soi et de confiance en soi de l’élève, est l’une des armes de construction massive en matière de pédagogie. De même, un fait inattendu peut entraver le parcours d’un brillant sujet dont le mérite résiderait dans sa capacité à rebondir sans se laisser abattre. L’on a d’ailleurs souvent tendance à omettre d’évoquer tout le travail qu’effectuent en amont les auteurs de bonnes prestations dont les improvisations sont toutes préparées.

Avoir en permanence conscience de l’impermanence est une extraordinaire hygiène du raisonnement et de la conduite : modestie et travail en vue du maintien et du perfectionnement des acquis pour la personne hissée au plus haut degré de l’échelle ; optimisme et conviction que tout n’est pas perdu en cas d’échec et recours constant au travail intensif pour remonter la pente ; sens de discernement et sérénité permettant de voir l’homme non pas avec les yeux de Corneille mais plutôt avec ceux de Racine, en le prenant tel qu’il est et non tel qu’il devrait être. L’erreur est à considérer comme le seul moyen de comprendre, la vérité n’étant jamais qu’une erreur rectifiée (Bachelard). L’arrimage de l’humilité au courage a toujours servi de socle à la démarche des savants. Les parcours de plus grands (Nelson Mandela, Marc Aurèle, Nietzsche, Freud, Hampâté Bâ, Cheik Anta Diop), souvent sinusoïdaux, sont truffés d’épreuves au cours desquelles, faisant face à l’impermanence des hommes et des évènements et en dehors de toute résignation, ils ont appris de leurs échecs, et bénéficié de la lucidité y afférente. Ceci fait de ces colosses de la sagesse de véritables et inépuisables sources d’inspiration et d’éclairage, aiguisant le sens de discernement, la sérénité, la lucidité et l’humilité.

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