L’homme est un sujet merveilleusement vain, divers et ondoyant (Montaigne)
Abrité par la peur de la mort et l’égoïsme, l’homme a pour caractéristique essentielle d’être constamment inconstant afin de répondre à ces deux impératifs. La préservation de ses intérêts le guide et sert souvent de girouette à son comportement moulé par une conjonction de la raison, de l’expérience, de la nécessité et de l’intuition. A la variabilité biologique caractéristique du vivant, s’appose ainsi celle d’ordre comportemental essentiellement dictée par la quête ou la préservation des intérêts. Ainsi se trouve une fois encore confirmée l’impermanence régissant tous les constituants du cosmos. La conviction est loin d’être la vertu la plus communément observée, l’intérêt du moment servant souvent de boussole à l’attitude des uns et des autres. Cette donnée est à prendre constamment en compte pour se prémunir d’illusions et de déceptions. La loyauté satellite de la constance est cependant une denrée vivement recherchée, étant la sève nourricière de la confiance, et hissée au sommet des critères de choix d’un collaborateur par la quasi-totalité des dirigeants. Admettre que tout est possible est néanmoins le socle d’une hygiène préventive du raisonnement. L’égoïsme humain ne résiste ni aux liens biologiques, ni aux liens claniques, ni aux liens corporatistes, chaque humain se préférant constamment à autrui. La conséquence est la réserve et la prudence à émettre quant à la connaissance d’autrui. Affirmer qu’on connaît très bien une personne relève d’un enthousiasme symptomatique d’une érosion de lucidité, l’adverbe « très bien » étant excessif. La morale a le mérite d’édicter des règles vantant la fidélité à de nobles principes et servant de palliatif à l’imprévisibilité. La sagesse notamment africaine nous enseigne que le pouvoir, l’argent et le sexe sont de puissants facteurs permettant de démasquer des faces cachées d’une personne. Chacun de ces trois paramètres est en effet susceptible de lever les inhibitions et les interdits dressés par la morale ordinaire, et de mettre à nu le bénéficiaire.
L’égoïsme, indissociable de la préservation d’intérêts, est absolument inhérente à la nature humaine. Il se manifeste dès le bas âge dans la fratrie, et s’arrime à la jalousie dès l’instant où l’un des membres de celle-ci jouit de la part des parents, d’une plus grande affection, réelle ou supposée. La préférence de soi se manifeste en dépit des vertus d’amour et de générosité préconisées, cultivées et entretenues par les parents, et relayées par l’éducation religieuse. La croissance et le développement de l’enfant se traduisent non seulement par des changements anatomiques et physiologiques, mais aussi par des changements psychologiques, ces derniers en partie dictés par les circonstances amenant l’individu à procéder à des ajustements voire à des revirements propres à préserver sa survie ou ses intérêts. Cet impératif faisant du changement une donnée aussi constante qu’imprévisible, justifie le caractère divers, insaisissable et ondoyant de l’être humain. L’idéalisme et le rêve font progressivement place au pragmatisme dicté par les réalités de la vie, le jugement hâtif à l’observation patiente et minutieuse des faits et des hommes, l’attitude péremptoire à la réserve et à la prudence, le diktat du cumul au noble sentiment de partage. Le partage, préconisé par les Saintes Écritures à travers l’aumône et relayé par l’État à travers les impôts, relève plus de la solidarité que de la générosité, et autant de l’intérêt du possédant que de celui du bénéficiaire. Le possédant vivant dans un océan de pauvreté est en effet en danger. Pour sa sécurité, il a intérêt à partager pour atténuer la jalousie et les frustrations nées du fossé qui le sépare de l’entourage, même s’il pense plus souvent à tort qu’à raison que son statut résulte exclusivement de son seul fait. Pour sa sécurité toujours, il doit observer le silence en se gardant d’exposer de façon ostentatoire ses biens et ses acquis, le contraire revêtant un caractère blessant.
La stratification souvent basée sur des considérations socio-économiques et la communauté d’intérêts a constamment régi la société humaine. Elle sert de sève nourricière aux mariages, aux invitations, et à différents groupements, avec pour leitmotiv d’assembler ce qui se ressemble en rapprochant ou en mettant en commun des personnes compatibles. Cette stratification explique l’évolution des relations humaines remarquablement décrite par Stendhal : « …la grande affaire d’un homme est de monter dans la classe supérieure à la sienne, et tout l’effort de cette classe est de l’empêcher de monter ». Cette stratification revêt une importance indéniable, l’ascension sociale se soldant par une restriction de l’éventail de gens compatibles. Elle explique la fracture qui apparaît entre personnes de mêmes ascendants mais séparées par un important fossé socio-économique. Elle explique le rejet par leurs proches de ceux ayant connu une ascension leur ayant permis d’accéder à une classe supérieure, arrachés du milieu auquel ils sont censés être attachés. Le lien biologique mis en avant et au nom duquel on exige beaucoup d’eux, masque mal la préférence à soi, l’envie et la jalousie caractéristiques de l’égoïsme qui les abrite.
Le champ politique est l’un des plus propices à l’expression de l’égoïsme humain et aux revirements qu’il génère, à travers la naissance et la destruction d’alliances, parfois contre nature. Houphouët-Boigny en était tellement conscient qu’il conseillait de dormir comme un crocodile, avec un œil ouvert, en ayant plus peur de ses amis que de ses ennemis. On se souvient du sort du premier triumvirat de Rome (entre 60 et 53 avant Jésus-Christ) entre César, Crassus et Pompée, de celui du Dahomey en 1970 entre Maga, Apithy et Ahomadegbé, et de celui du Burkina Faso en 1987 entre Compaoré, Lingani et Zongo. Pour l’historien Jean Carrigues, la trahison, indissociable de la conquête du pouvoir, remonte à la nuit des temps. La plus célèbre des trahisons remonte à la Rome antique, quand Brutus trahit son père adoptif Jules César et le tue. Talleyrand, archétype du politicien sans scrupule, a trahi tous les gouvernements qu’il a servis, soucieux qu’on l’aidât pour arriver au pouvoir, pour ensuite très vite se passer des autres pour s’y maintenir (Mme de Staël).
Mouvantes étaient les relations entre les empires et les royaumes, depuis la nuit des temps. De même, changeantes ou évolutives sont les relations entre États, avec la même constance hier comme aujourd’hui. Une communauté de destin et d’intérêts en garantit la stabilité jusqu’à la survenue de notables divergences qui marquent la rupture. Le provisoirement définitif devient alors définitivement provisoire. Pour les empires comme pour les États, tout se passe comme s’il s’effectue un passage de témoin. Le déclin de l’empire du Mali fut ainsi accéléré par de querelles de succession, facilitant la sécession puis le démembrement d’entités vassales, et le renforcement à l’Est du royaume Songhay qui conquit son indépendance tout en s’élargissant. L’esclavage et la colonisation eurent pour exclusif mobile les intérêts de leurs auteurs, que masquait mal la mission civilisatrice dont se targuait celle-ci. Des dispositifs de portée morale ont ainsi été utilisés pour favoriser l’assise et l’ancrage de pires ignominies : « Quand les Blancs sont venus en Afrique, nous avions la terre et ils avaient la Bible. Ils nous ont demandé de prier avec les yeux fermés ; quand nous avons ouvert les yeux, les Blancs avaient la terre et nous avions la Bible » (Jomo Kenyatta). La règle des 3M (missionnaire, marchand, militaire) a servi de socle à la colonisation de l’Afrique à travers un dosage rarement savant de la ruse et de la force.
Ainsi, tant à l’échelle individuelle qu’à l’échelle collective, tant par la nécessité que par la volonté, tant physiquement que psychologiquement, l’homme est changeant, obéissant à l’inoxydable loi de l’impermanence. La constante présence de cette règle fondamentale à l’esprit réduit notre marge d’erreurs et restreint le champ de nos surprises. C’est en même temps une sève nourricière d’humilité, nous amenant à prendre conscience du vaste champ de notre ignorance et des limites de notre faculté de prédiction, celle-ci reposant sur des données antérieures dont la pertinence est vite remise en cause par des faits nouveaux. La démarche que nourrit cette prise de conscience a pour effet de nous rendre de moins en moins péremptoires, de moins en moins affirmatifs, de moins en moins rigides, mais de plus en plus lucides et nuancés, à l’égard de chacun de nos semblables. N’est-ce pas là la voie de la sagesse ?
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