Place centrale du pronostic dans la démarche médicale

Le pronostic a toujours été un facteur déterminant dans la classification des maladies. Il en a été ainsi bien avant la découverte de leurs causes, et ce, même chez nos lointains ancêtres préhistoriques. C’est ainsi qu’Hippocrate lui consacra un important chapitre dans son Corpus. Avicennes fit de même dans le Canon de la médecine. Sur la base du bon sens commun, l’homme a toujours distingué les maladies potentiellement mortelles de celles essentiellement gênantes. Cette classification moule et module à la fois la démarche médicale et les rapports soignant-soigné. Les politiques de santé ont d’abord été focalisées sur les maladies susceptibles d’abréger la vie avant de s’attarder sur celles responsables d’un handicap dont le niveau sert de base à la classification du sous-groupe y afférent. Ce qui est vrai pour la maladie l’est tout aussi dans les autres secteurs de la vie quotidienne. Ainsi, la pensée est d’abord hantée par tout ce qui touche à la mort et par ricochet à la satisfaction des besoins naturels et nécessaires (boire, manger, respirer, etc.). Ceux-ci priment sur les besoins naturels mais non nécessaires (préférer le riz à l’igname au dîner) et sur ceux ni naturels ni nécessaires (vouloir passer une nuit sur Mars avec la miss monde). Les conséquences de la non satisfaction des besoins fondamentaux sont dommageables, car source d’altération de notre humanité et de prolifération de vices. Houphouët-Boigny a raison de penser que l’homme affamé ne saurait être libre. Assailli par les préoccupations matérielles de base, il n’a ni le temps ni la force de s’élever au-dessus des contingences immédiates et de se comporter en être pensant. A contrario, l’esprit libéré du diktat des fondamentaux peut être parasité par le souci d’élargissement du champ de liberté individuelle, jusqu’à éroder notre humanité, le progrès faisant de nous des dieux avant même que nous méritions d’être des hommes (Jean Rostand).

Les maladies infectieuses et parasitaires ont occupé le devant de la scène pendant des millénaires à travers des épidémies, en raison de la forte mortalité qui en découlait, connue et reconnue bien avant la découverte des antibiotiques, consécutive à celles des microbes qui les généraient. Il en a été ainsi du paludisme, de la lèpre, de la peste, de la tuberculose, de la syphilis, de la variole, de la typhoïde et du choléra, qui pendant des siècles dominèrent la pensée médicale et toute la pensée. Mention de ces maladies fut ainsi faite dans les Saintes Écritures et dans la littérature classique. Source de stigmatisation de leurs victimes, elles furent longtemps assimilées à un châtiment divin. Les antibiotiques couplés à l’hygiène ont permis de venir à bout de ces maladies avec comme corolaire l’allongement de l’espérance de vie dont seront satellites des maladies non transmissibles potentiellement graves (cancer, hypertension artérielle, diabète), tout logiquement objet d’une attention analogue. La maîtrise des maladies mortelles libéra la pensée désormais orientée vers le bien vivre, à travers la lutte contre les maladies plus handicapantes que mortelles : c’est le cas de l’arthrose qui n’a jamais tué personne et dont la forme évoluée est justiciable d’une chirurgie réparatrice incarnée par la prothèse, véritable pièce détachée artificielle. Cette évolution de la médecine en deux phases souvent enchevêtrées (ajouter des années à la vie par la lutte contre les maladies mortelles puis de la vie aux années par la lutte contre celles handicapantes) a été observée ou est en train d’être observée aux quatre coins de la planète. Le souci de bien vivre, indéniable critère de développement, a même des répercussions thérapeutiques : la recherche du confort et la quête de certaines commodités ont ainsi élargi les indications de la césarienne, dont le taux excède 30% dans plus de 40 pays, contre les 10% à 15% recommandés par l’OMS et basés sur les indications strictement médicales.

Le bien vivre et le mieux vivre en lien avec le confort ont une histoire, une géographie et une sociologie, leur imprimant une bonne dose de relativité. Après s’être longtemps contentée de s’apposer à la nature dont elle se chargeait de restaurer les caractéristiques, la médecine s’est mise à s’assigner d’autres objectifs l’amenant à s’opposer à la nature pour répondre aux désidératas des bien portants, non satisfaits de leur anatomie ou soucieux de modifier le patrimoine génétique de leurs descendants. Ceci alimente notamment la chirurgie esthétique, la transsexualité et le profil souhaité à faire acquérir aux descendants par le génie génétique. L’arbre généalogique peut se trouver bouleversé par les techniques issues de la révolution biologique. Ainsi se trouvent soulevées de nombreuses questions éthiques, en lien avec la brisure des normes et la perte de repères.

Le sens de hiérarchisation abrite presque constamment l’esprit humain, même si l’importance accordée à chaque évènement varie d’une personne à l’autre, et d’un moment à l’autre. Ainsi, la personne dont les besoins fondamentaux sont satisfaits a l’esprit dégagé pour apprécier la beauté des fleurs inaperçues voire ignorées de l’affamé. Une inquiétude est chassée de l’esprit au profit d’un évènement plus alarmant. De même, une douleur peut être chassée de l’esprit par une autre de plus forte intensité qui s’accapare d’emblée de l’attention et de la pensée de la victime (Hippocrate). Le venin d’abeille a longtemps été utilisé dans l’Antiquité par les Grecs et les Chinois pour lutter contre la douleur générée par les rhumatismes.

Ainsi, la hantise de la mort structure le pronostic et la classification des maladies, celles potentiellement mortelles focalisant d’emblée l’attention tant du médecin que des décideurs. Les plus handicapantes bénéficient ensuite de l’attention des soignants et des gouvernants, bien avant la satisfaction de besoins relevant du confort et de considérations personnelles. Au-delà de la médecine, la hantise de la mort impacte toutes les activités de la vie quotidienne, convaincus que nous sommes tous qu’il faut d’abord vivre avant de chercher à bien vivre.

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