« Avoir, dans les maladies, deux choses en vue : être utile, ou du moins, ne pas nuire. » (Hippocrate)

Référence indiscutable de la médecine occidentale pendant plus de deux millénaires, Hippocrate laissa une œuvre monumentale qui domina la pensée médicale, souvent ressassée car jamais dépassée, en raison de l’humanisme et de l’éveil de l’esprit qu’elle véhicule. Ces deux aspects, piliers de l’éthique médicale, ont traversé le temps qui a vu naître de fulgurants progrès scientifiques, rendant caduques de nombreuses approches hippocratiques. Ces progrès, remarquables au XXè siècle, ont affecté les méthodes et moyens diagnostiques et thérapeutiques, par le biais de l’imagerie, de la biologie, de la statistique, de la pharmacologie et du numérique. Ils ont élargi le pouvoir de la médecine, refoulé les frontières de la mort, et renforcé la place du malade dans le processus de soins. En même temps, le pouvoir de l’argent s’est trouvé élargi, le monopole du savoir autrefois détenu par la faculté, érodé, dans une société en quête de repères, soumise au diktat de l’immédiateté, du plaisir et du cumul, et sacralisant de plus en plus la liberté individuelle. Ainsi se posent de nombreuses questions éthiques, difficilement prévisibles en amont des progrès qui les ont générées, mais dont la prise en compte s’impose au médecin et à toute la société. La conjonction des données comporte le risque de faire perdre à la médecine son âme et son essence, rendant actuelle voire pérenne, l’appel à l’utilité et à la non nuisance, lancé par Hippocrate dans cet aphorisme  : « Avoir, dans les maladies, deux choses en vue : être utile, ou du moins, ne pas nuire »

Les énormes progrès réalisés par la médecine, issus de la révolution scientifique, mère de la révolution technique et grand-mère de la révolution numérique, ne sauraient en aucun cas éluder le grand intérêt que revêt la relation médecin-malade, fondée sur l’écoute, l’empathie et l’attention, armes de construction massive de la valorisation du patient, et piliers de la bonne relation soignant-soigné. L’effet thérapeutique et bénéfique de l’écoute est connu depuis la nuit des temps. Cette écoute est chronophage et mérite qu’on lui accorde le temps par elle exigée. Il faut se garder d’attribuer aux examens des vertus qui leur sont étrangères. Ils ne sauraient être source de chosification du patient, en dépit de leur poids considérable dans la désacralisation de la médecine. En ce sens, la morale préconisée par Hippocrate, reposant sur les fondamentaux des relations interhumaines et bien reprise par Maïmonide, reste impérissable parce que dépourvue de rides.

Le souci d’être utile et de ne pas nuire justifie le recours à des mesures palliatives chez le malade atteint d’un cancer généralisé. Chez un tel malade, la plupart des traitements (chimiothérapie notamment) ont peu d’impact sur la survie et le confort. Un acte chirurgical chez un tel malade doit être bien pensé, avec comme condition première le bénéfice que pourrait en tirer celui-ci. La seule maîtrise des protocoles thérapeutiques et leur application mécanique ne suffisent pas. Le même souci d’être utile amène à taire des vérités dont l’évocation peut avoir des conséquences dramatiques. Une évacuation dans le centre le plus équipé de la planète n’a d’intérêt que si le malade peut en tirer profit. En cas de pronostic fatal, lorsque manifestement il n’y a plus rien à faire, il serait plus judicieux de laisser le malade, soumis à des mesures palliatives, resté entouré de l’affection des siens. Ainsi, doit être constamment prise en compte la balance bénéfice/risque, exclusivement centrée sur le patient.

L’on doit se garder d’attribuer des vertus imaginaires à des médicaments dotés d’une action spécifique et limitée. Il en est ainsi des vitamines dont le nom évoque à lui tout seul le rôle primordial dans les fonctions vitales. La vitamine B jouit de la faveur des soignants et du public, avec une extension des motifs de sa prescription, et ce, même au cours d’affections où elle n’est pas indiquée. La vitamine C occupe une place tout aussi enviable que la vitamine B, utilisée qu’elle est contre la fatigue et le découragement, donc comme fortifiant. Le bon sens conduit à rappeler que le sommeil, remède naturel contre la fatigue, est irremplaçable. Les carences en vitamine B ou C sont exceptionnelles, présentes que sont ces vitamines dans de nombreux aliments. Le traitement médicamenteux de l’insuffisance veineuse, responsable de grosses jambes, notamment chez la femme, reste à découvrir. La contention des jambes par compression des veines est le seul traitement efficace. Cependant, en raison de son caractère inesthétique, elle assure la ruée vers tout nouveau veinotonique sensé y pallier.

L’épopée de l’imagerie a été inaugurée en 1896 par la radiographie. Elle fut ensuite renforcée en 1966 par l’échographie, et galvanisée par le scanner en 1971 puis par l’imagerie par résonance magnétique en 1981. Ces examens sont de précieuses aides au diagnostic des maladies et au suivi de leur traitement. Il ne faut cependant pas oublier qu’il s’agit d’une aide au diagnostic, et non d’un substitut à l’interrogatoire et à l’examen du patient, les mains nues. Leur rôle ne doit pas induire une fascination faite d’une illusion issue de l’arrimage entre image et mirage. Ces examens sont à demander à bon escient, dans le strict respect du bénéfice du patient, selon une démarche exempte du souci mercantile de rentabiliser les équipements, et tenant absolument compte de leurs limites. Une douleur au cou chez un sujet de plus de 40 ans fait demander une radiographie non pas pour objectiver des ostéophytes (banales et fréquentes rides à cet âge sur les vertèbres), mais pour s’assurer de l’absence d’une maladie hautement plus grave (infection, cancer). L’attente de l’échographie peut être préjuciable en retardant l’ablation de l’appendice en cas de suspicion clinique d’appendicite (qui à elle seule impose l’intervention) et aboutir à de graves complications.

Au rang des retombées des importants progrès de la médecine, figurent les révolutions biologique et thérapeutique, dotant la médecine de pouvoirs inégalés, mais suscitant des questions débordant largement le strict cadre médico-sanitaire, « la science ayant fait de nous des dieux avant même que nous méritions d’être des hommes » (Jean Rostand). Ces révolutions ont généré l’anesthésie, la contraception, la procréation médicale assistée, l’interruption volontaire de grossesse, la greffe d’organes, la transsexualité, les essais thérapeutiques, les infections nosocomiales (contractées lors d’un séjour dans un centre hospitalier), la numérisation, la maîtrise de certains aspects de l’hérédité, la possibilité offerte aux parents de choisir le profil et les caractéristiques de leurs descendants, la gestion de la fin de vie, etc., le tout dans une société où le champ de la liberté individuelle ne cesse de s’amplifier, de même que celui de l’immédiateté et du cumul, et où le mystère semble de plus en plus éludé. La contraception a obéi à un vieux rêve de l’humanité, dissociant sexualité et fécondité, en dépit des injonctions des religions monothéistes. La procréation médicalement assistée, tout en résolvant le problème de couples sans enfant, s’est dotée d’outils susceptibles de perturber l’arbre généalogique. Le don d’organe peut partiellement porter atteinte à l’identité, ce que réussit totalement la transsexualité qu’alimente la conviction inébranlable et persistante d’appartenir au sexe biologique opposé. Tous ces sujets suscitent de nombreuses interrogations touchant à la morale, au vécu et au perçu des peuples, à leur culture, à leur histoire, à leurs croyances, et à leurs repères, donc à la géographie des ingrédients de l’utilité. Ces interrogations relevant de l’éthique et débordant largement le cadre défini par Hippocrate, ont conduit à la mise sur pied de structures dédiées, nourries des réflexions de spécialistes d’horizons divers.

Le souci d’utilité rend centrale la place du patient dans n’importe quel acte médical. Malgré ou en raison des progrès qu’il a réalisés, l’art de soigner continue et continuera par se nourrir à la fois d’illusions et de pragmatisme, avec toujours pour essence et finalité le bénéfice tiré par le malade. Dans chacune des démarches de l’art médical, l’imaginaire peut surplomber la raison. Bien au-delà de son champ, le pouvoir acquis par cet art suscite des questionnements dont les réponses échappent aux principes moraux édictés par Hippocrate en son temps, et rendant souvent difficile la tâche du législateur. C’est là une preuve supplémentaire que la santé est trop sérieuse pour dépendre exclusivement des seuls agents de santé.

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