La prière de Maïmonide revisitée

Comme tout secteur d’activités, la pratique médicale épouse son temps et le mode de vie y relatif. Le troisième millénaire commençant bénéficie des retombées des progrès scientifiques et techniques du 19ième siècle, et des retombées numériques de la fin du 20ième. La médecine est l’un des réceptacles de ces progrès responsables en un siècle d’un bond supérieur à celui enregistré au cours des trois derniers millénaires. En même temps, le fort impact du quantitatif scientifique a généré une forme de déshumanisation de la pratique médicale désormais exempte de sacralité, avec pour corollaire la chosification du malade devenu client, au sein de l’hôpital devenu entreprise, dans une société soumise au diktat de l’immédiateté et du cumul, et à la primauté de l’avoir et du paraître sur l’être. Les valeurs morales y semblent régressives, contrastant avec les fulgurants progrès issus de la technologie, et caractéristiques de la société discordante remarquablement décrite par Jean Bernard. Est ainsi mise en œuvre une forme de médecine fortement empreinte de sciences exactes mais ayant pour objet et cible l’homme qui, quoique doté de raison, n’a jamais été un être exact. Le recours aux textes anciens, issus des pères de la médecine antiques et médiévaux (qui ont balisé l’essentiel de la morale et de l’éthique médicales), pourrait être d’un grand intérêt. Un tel alliage permettrait à la médecine de retrouver ses lettres de noblesse d’antan, à travers le visage franchement humain qui l’a longtemps caractérisée.

Au rang des pères de la médecine figure en bonne place Moïse Maïmonide, à la fois médecin, philosophe, juriste, théologien, véritable marmite encyclopédique en ébullition, parfaite incarnation du dialogue des cultures et de l’héritage abrahamique, rendu célèbre et influent par ses écrits aussi bien dans la communauté juive dont il est issu que dans celles musulmane et chrétienne. Il est vrai que cet homme d’exception vécut au Moyen-Âge (1138-1204), bien avant la segmentation du savoir en plusieurs domaines (théorie de l’arborescence de Descartes, 1596-1650), avec, dans la définition du philosophe, la part belle faite à l’acquisition, dans la mesure du possible, de la totalité du savoir. La noble conception de la profession médicale de Maïmonide est illustrée par sa prière, au contenu aussi dense que le serment d’Hippocrate.

La prière médicale ou serment de Maïmonide se présente comme suit : « Mon Dieu, remplis mon âme d’amour pour l’art et pour toutes les créatures. N’admets pas que la soif du gain et la recherche de la gloire m’influencent dans l’exercice de mon Art, car les ennemis de la vérité et de l’amour des hommes pourraient facilement m’abuser et m’éloigner du noble devoir de faire du bien à tes enfants. Soutiens la force de mon cœur pour qu’il soit toujours prêt à servir le pauvre et le riche, l’ami et l’ennemi, le bon et le mauvais. Fais que je ne vois que l’homme dans celui qui souffre. Fais que mon esprit reste clair auprès du lit du malade et qu’il ne soit distrait par aucune chose étrangère afin qu’il ait présent tout ce que l’expérience et la science lui ont enseigné, car grandes et sublimes sont les recherches scientifiques qui ont pour but de conserver la santé et la vie de toutes les créatures. Fais que mes malades aient confiance en moi et mon Art pour qu’ils suivent mes conseils et mes prescriptions. Éloigne de leur lit les charlatans, l’armée des parents aux mille conseils, et les gardes qui savent toujours tout : car c’est une engeance dangereuse qui, par vanité, fait échouer les meilleures intentions de l’Art et conduit souvent les créatures à la mort. Si les ignorants me blâment et me raillent, fais que l’amour de mon Art, comme une cuirasse, me rende invulnérable, pour que je puisse persévérer dans le vrai, sans égard au prestige, au renom et à l’âge de mes ennemis. Prête-moi, mon Dieu, l’indulgence et la patience auprès des malades entêtés et grossiers. Fais que je sois modéré en tout, mais insatiable dans mon amour de la science. Éloigne de moi l’idée que je peux tout. Donne-moi la force, la volonté et l’occasion d’élargir de plus en plus mes connaissances. Je peux aujourd’hui découvrir dans mon savoir des choses que je ne soupçonnais pas hier, car l’Art est grand mais l’esprit de l’homme pénètre toujours plus avant. »

On se rend compte du caractère impérissable de cette prière en la revisitant. De ce décryptage pourraient être dégagés des enseignements susceptibles d’éclairer et d’enrichir l’exercice de l’art médical dont la noblesse n’a d’égal que les exigences.

Le parcours de Maïmonide est en lui-même hautement édifiant. On enseigne plus par ce qu’on est que par ce qu’on a ou dit. Il s’agit d’une tête tout aussi bien faite que bien pleine dont la matière grise exempte de toute compartimentation se comporte comme une éponge, prête à tout absorber. Toutes les composantes de l’être humain sont dignes d’intérêt et aucun champ du savoir n’est délaissé. Ainsi se trouve constitué un solide socle de cuture générale sur lequel se greffent des connaissances médicales, permettant une prise en charge globale du patient.

L’amour du métier, sève nourricière du plein exercice de l’art médical, a toujours préoccupé les philosophes de la médecine. Il n’en existe aucun critère fiable de mesure, en prélude à la formation. La maîtrise du savoir et du savoir-faire n’en est aucunement une garantie. L’hyper-sélectivité au début des études médicales n’explore que les aptitudes à l’acquisition de ces deux volets. Que dirait Maïmonide de la pratique médicale où l’hôpital s’est mué en entreprise, le malade en client, et la consultation chronométrée ? Les efforts visant à rendre accessibles les soins fondamentaux au plus grand nombre par le biais de la couverture sanitaire universelle sont à saluer.

De chaque malade qu’il examine, le médecin tire des leçons devant servir à la prise en charge des malades suivants : c’est le principe de l’expérience, faisant de chaque patient un cobaye.  En outre, la rapide obsolescence du savoir médical impose une formation continue et assidue, l’imprimé étant rapidement périmé. C’est fort de ce constat que la formation médicale continue autrefois facultative est rendue obligatoire, d’autant plus qu’elle est facilitée par l’informatique et l’internet. La technologie a aujourd’hui arraché à la faculté le monopole du savoir autrefois par elle détenu. L’acquisition et la mise à jour des connaissances imposent une conduite empreinte de doute, d’humilité et de remise en cause, trois facteurs qui entretiennent des rapports privilégiés avec le perfectionnement. Le facile accès du malade à l’information atténue la verticalisation qui a longtemps régenté les relations médecin-malade. Cette verticalisation étant souvent inversement proportionnelle au niveau d’instruction de la population, un effort particulier est à faire en Afrique pour l’atténuer.

Maïmonide met en garde contre les marchands d’illusions et les guérisseurs auto-proclamés, fonctionnant à coup de publicité à outrance, de tintamarre et de gesticulation médiatiques, ignorant ou oubliant que de telles pratiques, même émanant d’un soignant orthodoxe, sont interdites par la loi parce que contraires à la déontologie et au code de la santé. Ces marchands d’illusions servent aujourd’hui de courroie de trafic de médicaments de qualité inférieure et falsifiés, énorme préoccupation de santé publique, particulièrement en Afrique sub-saharienne.

La réputation du médecin repose sur l’appréciation de ses malades, à travers le bouche-à- oreille. C’est eux qui, de proche en proche, servent de canal à sa bonne ou mauvaise réputation. Est donc inutile et mystificatrice la liste de ses titres (souvent redondants), placée à gauche de l’ordonnance. Ces titres reflètent un passé que l’on ne doit pas se contenter de ressasser, d’autant plus qu’il pourrait s’agir d’une photographie instantanée, pas forcément corrélée à l’essentiel, c’est-à-dire la mise en œuvre effective, ici et maintenant, des aptitudes et du savoir acquis à travers des attitudes appropriées !

Le rôle préjudiciable de l’argent-roi dans la pratique médicale dont il érode la noblesse, est un autre point d’attention de Maïmonide, surtout en ce troisième millénaire commençant où l’argent a infiltré toutes les activités humaines. Ainsi, l’aptitude du malade à payer, non la pertinence de la décision, peut conditionner son admission puis son hospitalisation dans un centre hautement équipé. Des examens sont parfois demandés dans l’unique but de rentabiliser les équipements. Or, tout acte médical doit avoir comme exclusive finalité l’intérêt qu’en tire le malade. Il est à éviter que le malade ne soit pas victime de sa solvabilité qui devient un frein à son transfert à la bonne adresse : ainsi, l’honnêteté intellectuelle recommande de savoir passer la main, de ne garder que le malade que l’on est susceptible de prendre en charge, et dans le cas contraire de l’adresser au confrère dont c’est le domaine, et ce, même lorsqu’il s’agit du malade le plus nanti !

Nul n’est besoins de rappeler le rôle de la bienveillance et du bon accueil en pratique médicale. Le mauvais accueil est le reproche le plus souvent formulé à l’encontre des agents de santé. Il constitue la sève nourricière de l’inhospitalité de nos centres hospitaliers. Le mauvais accueil affecte tous les niveaux de la pyramide sanitaire en Afrique sub-saharienne, et la plainte y afférente est formulée contre les membres de tous les grades et de tous les échelons du corps de la santé. Cette plainte résiste à la dotation du système de santé en infrastructures et en équipements de qualité dont l’exploitation efficiente et orthodoxe se trouve ainsi compromise, voire annihilée. Le bon accueil relève d’un processus fait de l’enchaînement de la reconnaissance, de l’hospitalité et du maternage (Gouirand). Il exige de l’accueillant une souplesse, une adaptabilité, un effort et une déconnexion de ses habitudes, fondés sur l’aptitude à entrer en relation, à tisser un rapport qui active les deux pôles différents, l’accueillant et l’accueilli, alors que le mauvais accueil se nourrit de la vanité (Redeker). L’adaptabilité répond aux principes de la variabilité inter-individuelle (deux malades atteints de la même maladie sont différents l’un de l’autre) et de la variabilité intra-individuelle (le même malade est différent de lui-même d’un moment à l’autre). En Afrique, le mauvais accueil, si souvent observé dans les centres publics, n’est pas étranger au mauvais ancrage de la notion d’État, aussi bien chez les soignants que dans l’opinion publique. Ainsi, le soignant désagréable et mal accueillant à l’hôpital se révèle souvent affable et bienveillant dans la clinique privée où il intervient, souvent illégalement !

Le respect du secret médical par le soignant est un important volet de l’exercice médical. Trois éléments en lien avec ce concept méritent réflexion, notamment en Afrique sub-saharienne : l’accès de membres véreux et hypocrites de l’entourage à des informations pouvant être utilisées aux dépens du malade et de ses ayants droits ; le hiatus entre l’âge biologique et l’âge socio-économique (à quelles informations doit accéder le parent du malade adulte mais socio-économiquement dépendant ?) ; le fort taux de dépendance dans sa double composante démographique et anthropologique.

Conçue, comprise et exercée comme le voulaient ses pères antiques et médiévaux dont Maïmonide constitue un digne représentant, la médecine est une source intarissable d’enrichissement intellectuelle, philosophique, scientifique, mentale et spirituelle. Elle est un vaste champ de connaissances de cet être singulier qu’est l’homme, une matière dont aucune vie, quelle qu’en soit la longueur, aucune exploration, quelle qu’en soit l’apport (la radiographie depuis 1895, l’échographie depuis 1966, le scanner depuis 1971 et l’imagerie par résonance magnétique depuis 1981) ne permettrait de cerner les contours et le contenu. Reste ainsi actuel et impérissable le plus célèbre des aphorismes d’Hippocrate : « La vie est brève, l’occasion fugitive, l’art long, l’expérience trompeuse, et le jugement difficile. »

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