« La vie est brève, l’occasion fugitive, l’art long, l’expérience trompeuse, et le jugement difficile. » (Hippocrate)

Considéré comme le père de la médecine, Hippocrate a exercé sur la pensée médicale une influence comparable à celle exercée par Aristote sur la pensée philosophique. Ce médecin grec qui naquit vers 460 avant JC, et mourut en 377 avant JC, prétendait descendre d’Asclépios, dieu grec de la médecine. Il était de ce fait un personnage divinisé. Le profil de médecin qu’il était est nettement différent de celui actuellement en vogue. A la fois médecin et philosophe, il établit une approche du corps humain affranchie de considérations religieuse et métaphysique. Sa longue carrière médicale truffée d’itinérance lui fit établir un lien étroit entre l’environnement, l’alimentation et le mode de vie d’une part, et les maladies contractées d’autre part. C’est le concept « une seule santé » en vigueur aujourd’hui. L’enseignement qu’il dispensait était farci d’aphorismes, formules frappantes et raccourcis saisissants, permettant la rétention de l’essentiel par l’apprenant et véhiculant des pensées intemporelles et ubiquitaires, débordant le strict cadre médical. Il en est ainsi du probablement plus célèbre de ces aphorismes (La vie est brève, l’occasion fugitive, l’art long, l’expérience trompeuse, et le jugement difficile), objet du présent article, et dont la haute portée philosophique est perceptible à travers son décryptage.

La vie est brève, quelle qu’en soit la durée, et l’art est long, compte tenu de l’étendue des choses à découvrir et à apprendre, et ce, en dépit de l’augmentation de l’espérance de vie. La longévité a, entre autres conséquences, le mérite de permettre l’acquisition d’une longue expérience, par un enrichissement issu des vertus des échecs et des revers vécus, comme palliatif de la longueur de l’art, et solide socle de la sagesse. On se rend ainsi compte du caractère encyclopédique de son ignorance, avec pour corolaire l’humilité, la modération et la tempérance. Il faut en avoir constamment conscience, particulièrement dans une société où le droit d’aînesse est abusivement exercé, et le mandarinat magnifié.

La pratique médicale conduit le médecin à faire face aux maladies nouvelles, que cette nouveauté soit avérée ou qu’elle résulte de la découverte d’une entité pathologique préexistante, inconnue jusqu’alors. Elle voit naître de nouvelles spécialités et sous-spécialités, issues de connaissances nouvelles. De même, chaque époque a recours à des méthodes thérapeutiques pouvant faire sourire les générations ultérieures : le traitement de la douleur par la douleur, a reposé sur le principe selon lequel « De deux douleurs simultanées siégeant à deux endroits différents, la plus forte obscurcit l’autre ».(Hippocrate). La théorie des humeurs, rattachant les maladies à la présence de secrétions pathologiques dans l’organisme, a longtemps dominé la pensée médicale sur tous les continents. En vogue encore aujourd’hui, elle justifie l’administration de vomitifs, de purgatifs et de la saignée. La même théorie des humeurs explique la parenté étymologique entre rhumatisme, rhume, diarrhée, leucorrhée, Rhin et Rhône, le radical « rh » contenu dans ces mots évoquant le verbe « couler ».

On en apprend ainsi tous les jours, à tout âge et de tous les temps, autant par empirisme que par rationalisme. La lucidité consiste notamment à en avoir conscience, à se munir ainsi d’un état d’esprit propice à une perméabilité méningée conduisant le cerveau à se comporter en éponge, apte à tout absorber. Nous sommes aidés en cela par l’augmentation progressive de la masse de notre cerveau, amorcée depuis des millénaires chez nos lointains ancêtres, pour aboutir à la moyenne de 1400 g chez l’adulte.

L’occasion est fugitive et l’expérience trompeuse. La fugacité et l’unicité caractérisent chacun des cas observés, chacune des expériences vécues. Deux malades souffrant de la même affection ne sont l’objet ni de la même charge morbide, ni des mêmes conséquences. Différents facteurs endogènes et exogènes (hérédité, constitution, passé, vision et perception du monde, éducation, culture, alimentation, etc.) influencent aussi bien la genèse que le cours de la maladie. Ainsi, la particularité caractérise chaque cas. L’expérience, reposant sur le déjà vu et le déjà vécu, est entachée de potentielles erreurs. Le tabac expose fortement au cancer du poumon, mais ce n’est pas tous les fumeurs qui développent ce cancer, qui peut par ailleurs affecter un non-fumeur. La probabilité de survenue du cancer de la prostate est nettement plus élevée chez un sujet dont un membre de la famille a eu à en souffrir. Mais un sujet vierge de tout antécédent familial peut en être atteint. François Mitterrand a survécu une quinzaine d’années à son cancer de la prostate dont la sévérité du pronostic (bref temps de survie) lui a pourtant été signifiée au moment du diagnostic. L’hérédité, le stress, l’obésité, des troubles endocriniens et bien d’autres facteurs concourent à la survenue de l’hypertension artérielle. Ces facteurs s’associent à des degrés variables d’une personne à l’autre pour la générer. Si la fièvre est le symptôme le plus fréquemment observé au cours du paludisme, elle peut être absente chez un sujet qui en souffre. La recherche dans le sang du microbe responsable d’une infection généralisée peut être négative lors d’une authentique septicémie. Le raisonnement mené est ainsi constamment probabiliste, sur le triple plan diagnostique, thérapeutique et pronostique : l’absence de preuve de maladie n’est pas la preuve d’absence de maladie ; l’absence de preuve d’efficacité n’est pas la preuve d’absence d’efficacité ; l’absence de preuve de gravité n’est pas la preuve d’absence de gravité. Tout apparaît comme si la maladie est liée dans tous ses aspects à plusieurs facteurs, affectés chacun d’un coefficient variable d’une personne à l’autre, et variable d’un moment à l’autre chez la même personne.

Le recours à la statistique a servi de socle aux essais thérapeutiques, et a abouti à l’établissement de critères d’ordre diagnostique, thérapeutique et pronostique. Ces critères dont le mérite est d’uniformiser le langage et les concepts et d’assurer la comparabilité des études émanant de diverses équipes, sont plus souvent valables pour une population que pour un individu, pour une maladie que pour un malade. Voulant s’affranchir de l’erreur inhérente à l’intuition et à l’expérience individuelle, ils reposent sur une démarche scientifique qui a servi de base à la médecine fondée sur le niveau de preuve. Celle-ci, faite d’une quantification à outrance, a des limites, devant laisser une place, même infime, à l’intuition.

La variabilité caractéristique du vivant et symptomatique des faits ci-dessus exposés, rend le jugement difficile. Ainsi, en dépit des données issues de la littérature, champ d’échanges et de partage d’expériences et de bonnes pratiques, le pronostic fait de projections sur l’issue de la maladie, comporte une dose d’aléas.Ces aléas, tout en nous incitant à la modestie, ouvrent la voie à d’innombrables spéculations métaphysiques. L’ensemble de ces considérations nous rend davantage humains en nous rappelant constamment notre dimension humaine.

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