Aide, entraide, solidarité : contenu, mythe et réalité

La vie et la mort sont tellement liées qu’elles sont à considérer comme l’envers et le revers d’une même pièce de monnaie, les deux cotylédons de la même noix de cola, les deux seins de la même femme, la première précédant la seconde qui la moule, module, oriente, conditionne et impacte constamment. La permanence de la peur de la mort dans notre esprit est indissociable de son imprévisibilité, des incertitudes qu’elle véhicule, et du vaste champ d’inconnus qui lui succède. Elle a toujours servi de socle à la gouvernance, à travers un habile dosage de la ruse et de la force, la première la faisant oublier, la seconde la rappelant. L’aptitude à prévoir et à prédire a toujours caressé l’esprit humain qui se targue d’en être le seul doté dans le vaste groupe des créatures. Cette aptitude, à l’origine des projections, de l’anticipation et des décisions, a toujours été magnifiée, ayant servi de socle à la conduite des hommes, en dépit des démentis catégoriques apportés aux plus grands esprits qui s’y sont adonnés. L’imprévisibilité et les incertitudes de la vie ont rendu nécessaires et impératives la solidarité, l’entraide et l’aide au sein de toutes les sociétés dont aucune n’a le monopole. L’aide et la générosité qui la sous-tend sont hissées au rang de vertus, d’obligation morale voire d’obligation tout court, dont la non observance peut être punissable (non-assistance à personne en danger). Leur ancrage est inversement proportionnel à la réduction des aléas, l’importance de ceux-ci conduisant à faire de la solidarité du groupe une nécessité absolue de survie. Il en a été ainsi depuis la Préhistoire, avec un accent particulier à partir de la sédentarisation issue du Néolithique, et le relai par les Saintes Écritures. Parallèlement, le temps, l’espace et l’évolution ont impacté le contenu de ce merveilleux concept de l’aide, au point d’aboutir à l’effet inverse de celui initialement visé, et de trahir la réalité qu’il est censé traduire.

On vient en aide à quelqu’un se trouvant dans un besoin qu’il n’est pas en mesure de satisfaire, sa situation étant embarrassante, périlleuse ou pénible. Celui qu’on aide a entrepris quelque chose qu’il est incapable de terminer seul et le secours à lui apporté lui permet de se tirer d’une gêne, d’un embarras ou d’un danger. La précarité, la brièveté et les incertitudes de la vie ont toujours servi de socle à l’aide, à l’entraide et à la solidarité. Celles-ci ont rendu nécessaire la vie sous le même toit ou dans la même concession dans les sociétés à faible espérance de vie. La solidarité repose sur la cohésion du groupe dont les individus, comme les atomes d’une molécule, se joignent les uns aux autres pour former un ensemble fondé sur l’interdépendance de ses constituants. La solidarité et l’entraide reposent sur un renvoi de l’ascenseur : je viens aujourd’hui en aide au voisin en difficulté, comptant sur son secours dans l’hypothèse où je me retrouverais demain dans sa situation. La solidarité relève ainsi d’un égoïsme bien compris (semer aujourd’hui pour récolter demain), et se distingue de la générosité, vertu dont l’accomplissement s’effectue sans arrière-pensée d’un éventuel avantage en retour. Cet aspect de solidarité et d’entraide est bien relayé par les auteurs de la littérature africaine classique : Amadou Kourouma dans Les Soleils des indépendances, Amadou Hampaté Ba dans L’étrange destin de Wangrin, Chinua Achebe dans Le monde s’effondre, Sambène Ousmane dans Sous l’orage, Cheik Amidou Kane dans L’aventure ambiguë, etc.

Aider, synonyme de porter secours et de rendre service, peut relever de différentes intentions, décryptées par des philosophes : pour Aristote, on se rend heureux en rendant autrui heureux, on devient heureux en faisant le bien, et on fait le bien lorsqu’on est heureux ; pour La Rochefoucauld, toute bonne action ne peut être motivée que par l’intérêt, et l’homme n’agit bien souvent que par vanité et amour-propre. Pleurer la mort d’un proche, par exemple, c’est se pleurer soi-même : c’est regretter la bonne opinion qu’il avait de nous et déplorer la diminution de notre considération dans la société ; pour Kant, aider, même par intérêt, est admirable, cela l’est encore plus par pure bonté. Toutefois, cette envie d’agir de manière désintéressée ne saurait me rendre heureux, mais elle pourrait au moins me rendre digne de le devenir ; pour Mauss, il existe dans toute société une triple obligation implicite : donner, rendre et recevoir. Le service rendu participe à la création d’un réseau d’obligations et agit comme un ciment social. L’aide participe à la paix civile et à la cohésion sociale, à travers une forme d’équité faite d’une réduction des écarts, évitant aux possédants le danger d’être sur un ilot de prospérité dans un désert de misère.

Aider est au cœur des rapports humains dans toutes les spiritualités et dans les Saintes Écritures. Celles-ci incitent à l’amour du prochain, sachant qu’on peut donner sans aimer mais qu’il est impossible d’aimer sans donner. La charité, indissociable de la volonté à porter secours, est l’une des trois vertus théologales. Au rang des sept péchés capitaux formalisés au VIème siècle par Grégoire le Grand, figurent l’avarice et la gourmandise, incarnations contraires de l’aptitude à aider et à porter secours. L’Islam fait de la Zakat (aumône légale) l’un de ses cinq piliers. Le Talmud distingue quatre attitudes face au don : celui qui veut donner seulement si les autres ne donnent pas, veut se distinguer des autres ; celui qui veut que les autres donnent mais pas lui, veut se camoufler des autres ; celui qui ne donne pas et empêche les autres de donner, est un méchant ; celui qui donne même si les autres donnent aussi, est un sage.

Les quatre profils définis par le Talmud sont illustrés par de nombreux faits de la vie quotidienne. Il en est ainsi de l’exhibitionnisme observé lors des funérailles où des actes, sous le couvert d’aide et de compassion, sont en réalité posés pour alimenter la gloire et l’égo des survivants. La même observation peut être formulée à l’égard des très importantes ressources consacrées aux funérailles, contrastant avec celles rachitiques affectées à la prise en charge du défunt lors de sa maladie. Le mois du Ramadan et la fête de Tabaski sont des moments propices au partage et à l’aide aux démunis. Il n’est pas rare que celle-ci se fasse sans discrétion, l’auteur voulant s’en servir pour rappeler son appartenance à une classe sociale élevée.

La culture communautariste africaine fait de l’individu non pas une entité isolée mais un maillon d’une longue chaîne à laquelle il est attaché et dont il ne saurait jamais être arraché. « En Afrique traditionnelle, l’individu est inséparable de sa lignée, qui continue de vivre à travers lui et dont il n’est que le prolongement. C’est pourquoi, lorsqu’on veut honorer quelqu’un, on le salue en lançant plusieurs fois non pas son nom personnel (ce que l’on appellerait en Europe le prénom) mais le nom de son clan ». (Amadou Hampâté Bâ). Cette   vision communautariste reposait sur l’entraide et la solidarité, dans une société essentiellement agricole. Dans le but d’une entraide efficace, le groupe de paysans s’organisent pour aller successivement labourer le champ de chacun des membres. Le parent venu du village sans préavis ne représentait pas une charge, puisque directement productif, se rendant d’emblée au champ avec son hôte dès le lendemain de son arrivée. Ce modèle d’entraide se raréfie aujourd’hui, avec l’urbanisation et les facteurs y afférents. L’entraide caractéristique de l’Afrique d’antan a fait place à une aide unidirectionnelle aux dépens du parent possédant, dont le statut relève souvent d’une ascension sociale, généralement acquise par le biais de l’instruction. La conception communautariste encore vivace dans les esprits privilégie le partage à la productivité : au sein de la famille, le productif, plus souvent admiré qu’aimé, est accusé de ne générer qu’une aide insuffisante, pendant que l’improductif, objet d’empathie, se complait dans un statut de dépendant réclamant. En même temps, l’aide et le partage sont hissés au rang d’obligation, avec pour corolaire une érosion de responsabilité et du compter sur soi, l’individu posant des actes dont il n’est pas censé assumer les conséquences, celles-ci incombant à autrui. On aboutit ainsi à une perversion, le perçu et le conçu de l’aide entraînant des rancœurs et des désunions, en lieu et place de la solidarité et de la cohésion qu’elle est censée renforcer. Preuve encore une fois que les liens biologiques résistent peu aux grands écarts socio-économiques. On tend ainsi à oublier que le compter sur soi, indissociable du respect de soi, est la clé de voûte de tout développement individuel. L’aide efficace doit permettre de porter la charge du genou à la tête, après que l’intéressé l’ait portée du sol au genou. Elle n’a pas vocation à s’éterniser, ni à se substituer à l’effort personnel émanant de chaque individu qui doit se considérer comme maître de son destin.

Le constat émanant de l’analyse de l’aide à l’échelle individuelle est similaire à celui à l’échelle collective. L’aide au développement qui n’a jamais été désintéressée a montré la preuve de ses limites. Elle ne saurait se substituer aux efforts que doivent consentir les citoyens d’un pays pour la construction de celui-ci. Ceci est d’autant plus vrai que l’humanité ne dispose d’aucun exemple de développement d’un pays résultant de la seule aide extérieure. Mieux, des analystes sérieux, notamment panafricanistes, établissent un continuum entre esclavage, colonisation et institutions aujourd’hui dédiées à l’aide au développement.

L’aide tire sa noblesse de son arrimage à la générosité et à la solidarité. Pour atteindre son objectif, elle ne doit en aucun cas éroder la responsabilité du bénéficiaire. Celui-ci doit avoir comme impératif de rester maître de son destin, de mettre à profit son potentiel afin de se soustraire de son état d’assisté. L’auteur se gardera de s’en servir pour assurer l’hypertrophie de son égo et de sa gloire en agissant en toute discrétion, de même qu’il se gardera de porter atteinte à la dignité du bénéficiaire, en ayant à l’esprit la finalité de l’aide, contribuer à l’avènement de sa propre fin, en vue d’une coopération et d’une collaboration respectueuses des parties. Ce perçu relevant entièrement du comportemental servira de socle au développement, tant individuel que collectif.

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