Quand la maladie nous renvoie à nos strictes dimension et condition humaines

Au sommet des peurs qui nous abritent, se situe celle relative à notre inévitable fin. C’est aussi l’un des faits dont l’homme a toujours eu conscience depuis la nuit des temps. Aucune civilisation, aucune culture, aucun progrès, n’a jamais su réaliser l’utopie de l’immortalité et de la jeunesse. Le renouvellement cellulaire qui conditionne la croissance est fait d’une succession de vie et de mort, la seconde conditionnant la première. Il apparaît ainsi que nous commençons par vieillir dès le jour de la naissance et par mourir dès le jour de la conception. Apposée à la peur de la mort est notre crainte de tomber malade et de vieillir, ces deux dernières conditions faisant redouter la première dont elles sont perçues comme l’antichambre. La hantise de mourir n’est pas indissociable de la considération dont jouit l’allongement de l’espérance de vie, partout considéré comme un critère de développement, surtout s’il est associé à une décente qualité de vie. En même temps, la maladie dans ses manifestations nous ramène à notre dimension et à notre condition humaines, faites de fragilités, établissant entre nantis et démunis des rapports subitement horizontaux, comme pour pallier les écarts nés d’une certaine injustice. Se savoir logé à la même enseigne que les plus puissants et les plus célèbres est réconfortant, même dans le laps temps d’une maladie !

La fusion des gamètes donnant naissance à l’œuf marque le début de la vie dont la mort incarne la fin que précède idéalement la vieillesse. Celle-ci, outre la sagesse tirée des leçons de la vie, comporte des changements graduels subis par le corps et l’esprit, impactant la vie quotidienne. L’expérience, issue des échecs successifs tirés des différents évènements, sert d’ossature à la sagesse centrée sur la prise de conscience de nos limites, de nos faiblesses et de nos insuffisances. Le temps est le meilleur allié de cette sagesse, à condition de lui adjoindre patience et observation, sèves nourricières de la collecte minutieuse des données. On se rend ainsi compte de la nécessité de réduire significativement tous les comportements relevant des péchés capitaux. On aboutit également à la réduction de jugements péremptoires et hâtifs, résultant d’analyses superficielles, n’ayant pris en compte qu’une partie des données, souvent accessoires. On découvre les vertus de la réserve et du silence, « splendeur des forts et refuge des faibles » (de Gaulle), permettant une introspection propice à une analyse approfondie. Ces acquis dont le temps permet la collecte expliquent le respect dont jouissent les personnes âgées et la grâce dont est symptomatique le grand âge.

La douleur est probablement le symptôme le plus déstabilisant, le plus fragilisant et le plus annihilant, toutes maladies confondues. “ Peu d’individus, hormis les médecins, peuvent réaliser l’influence qu’une douleur persistante et intolérable peut avoir sur le corps et l’esprit… De tels tourments modifient le caractère, le plus aimable devient irascible, le soldat devient poltron et l’homme le plus fort est à peine moins énervé que la fillette la plus hystérique. ” (S. Weir Mitchell). La colique néphrétique (induite par la migration de calculs dans les voies urinaires) rend ainsi frénétique sa victime. Le rôle de signal d’alarme de la douleur est à l’origine de son utilité, tel qu’évoqué par Descartes. Le silence des organes assimilé à la bonne santé par Bichat, en lien avec l’absence de douleur, est parfois discutable, des maladies préoccupantes pouvant longtemps en être exemptes. Intense et chronique, la douleur initialement physique, se revêt d’une composante psychique. Tel est le cas des cancers évolués dont les métastases notamment osseuses sont à l’origine de douleurs intolérables. L’impact de la douleur a conduit à codifier sa prise en charge, désormais objet de protocoles fondés sur la quantification, au cœur du dispositif des soins palliatifs et des soins post-opératoires.

La fin de vie peut être brutale, survenant en pleine santé apparente (rupture d’une artère cérébrale ou d’un anévrysme de l’aorte responsable d’une hémorragie massive) ou consécutive à une longue maladie, engendrant une détérioration progressive des organes et de leurs fonctions. Son caractère inéluctable est perceptible chez le sujet dont la dégradation se solde par une perte d’autonomie le rendant grabataire puis agonisant, avec une érosion de la conscience qui chavire sans se voir chavirer, au mépris parfois de tout l’arsenal thérapeutique dont dispose la médecine, comme ce fut le cas du Président Boumediene. Le cancer de sang dont il fut atteint, la maladie de Waldenström, n’a été reconnu que cinq ans après les premiers symptômes. On était alors en 1978 au stade de complications multiviscérales, traduites notamment par un coma et une atteinte rénale, sur un terrain profondément altéré. La gravité du cas fit voler en éclats les considérations idéologiques avec le recours à une soixantaine de spécialistes de tout bord, notamment occidentaux. Parallèlement, des équipements de dernier cri furent mis à disposition, avec notamment une caméra gamma et un camion-laboratoire doté d’un scanner cérébral. L’issue fatale survenue en dépit de tout ce dispositif alimenta le débat éthique sur l’acharnement thérapeutique.

Le souci d’anticipation, de prévision et de prédiction afin de reculer l’issue fatale a généré le concept de bilan de santé. Ce bilan est fait d’une série d’examens (dont la liste s’allonge au fil des progrès de la médecine) visant notamment à détecter des facteurs de risque de maladie dans un but préventif, ou une maladie à son tout début dans un but curatif. Ainsi sont atténuées l’incertitude et l’ignorance qui nous abritent. Le bilan de santé exempt d’anomalie nous rassure et nous rend parfois enthousiastes, comme si l’absence de preuve de maladie était la preuve d’absence de maladie ! Nous oublions ainsi une des lois basiques régissant l’art de soigner : la médecine est capable d’établir qu’un sujet est malade, mais elle serait prétentieuse d’affirmer qu’un bien portant est absolument exempt de maladie. Les trois notions dédiées à la maladie par les Anglosaxons prennent tout leur sens : disease (lésion objective d’organe), sickness (ressenti du malade) et illness (en lien avec la société).

Le refus de servir de cobaye renvoie à la triste période de l’expérimentation sur des esclaves noirs, pratique courante chez l’un des pères de la gynécologie moderne, l’Américain James Marion Sims (1813-1883), qui a mené des expériences sur plusieurs femmes noires esclaves, le plus souvent sans anesthésie. Ce sont les expérimentations sur des femmes noires au début du XIXème siècle qui ont fondé la santé reproductive. La médecine coloniale a érigé des préjugés raciaux en vérité scientifique. Le souvenir de cette triste époque explique la vigilance observée à ce jour dans l’imaginaire collectif africain, bien que le refus de servir de cobaye puisse relever de l’égoïsme qui nous abrite et nous fait oublier une évidence : chacun de nous sert de cobaye dans n’importe quelle circonstance, le cas qu’il constitue au temps présent s’accumulant aux cas précédents et enrichissant l’expérience du consultant mise au service des cas ultérieurs. L’égoïsme caractéristique de l’être humain, en partie à l’origine du rejet du statut de cobaye, fait ainsi place à une solidarité de fait, à laquelle chacun participe malgré lui.

La répartition géographique des maladies, dépendante de facteurs multiples, complexes et intriqués, peut induire, aussi bien une solidarité de fait qu’une indéniable indifférence, la maladie étant l’objet d’un émoi et d’une préoccupation sélectifs. Souffrir de la même maladie que les nantis est une chance pour les démunis et les vulnérables. Il en a été ainsi du SIDA, de la maladie à virus Ébola et de la Covid-19 qui, affectant sans distinction les populations des deux hémisphères, ont bénéficié d’une attention ayant permis des avancées significatives dans leur prévention et dans leur traitement. Ces avancées ont bénéficié, même à retardement, aux populations démunies. Inversement, le paludisme, l’une des plus vieilles maladies au monde, aujourd’hui cantonné à la ceinture de pauvreté du globe, n’est qu’à ses débuts en matière de prévention vaccinale. Le concept de « maladies tropicales négligées » est aussi une illustration de cette fracture. Ces maladies auxquelles sont exposées des centaines de millions de personnes ont essentiellement pour cible des populations démunies.

A l’échelle individuelle, la survenue d’une maladie chez une personne célèbre ou une tête couronnée peut accélérer la recherche et les connaissances y relatives. La goutte devint reine des maladies après avoir été la maladie du Roi Soleil. Se savoir souffrant de la même maladie qu’une personne d’exception ou célèbre est souvent rassurant pour un patient, avec qui il partage une communauté de destin sur le plan pathologique. Il est ainsi réconfortant voire valorisant pour un épileptique de savoir qu’il souffre de la même maladie que Jules César, Socrate, Napoléon, Jeanne d’Arc, Molière, Van Gogh, Gustave Flaubert, Alfred Nobel et Lénine, tous aussi vulnérables et mortels que lui, mais dont le parcours ne semble pas avoir été affecté par la maladie.

Le déni, fait du refus de se savoir atteint de la maladie ou d’en être concerné lorsqu’elle affecte un proche, est une autre illustration de la fragilité qu’elle est susceptible de démasquer. Albert Einstein délaissa son fils Eduard atteint de schizophrénie dès l’âge de 20 ans. Golda Meir imposa durant toute sa vie un épais secret à propos du mongolisme dont souffrait sa petite fille. Le secret ne fut levé qu’après son décès, alors que celle-ci était âgée de 22 ans. La famille de Kennedy s’opposa à son autopsie visant à examiner les glandes surrénales afin de déterminer la cause de l’insuffisance surrénalienne dont il était atteint. Le déni a toujours caractérisé les maladies potentiellement graves, les maladies mentales, de même que celles attribuées à tort ou à raison à des écarts de comportements. Il est parfois alimenté par la marque de vulnérabilité que reflète un état pathologique, le rang social et le prestige donnant l’illusion du contraire. L’un des fondements du secret médical réside dans la nécessité de préserver le patient de la fragilisation que pourrait induire la connaissance par autrui de son état pathologique, potentiellement objet d’un usage malveillant, en lieu et place de la compassion attendue.

Notre fragilité est ainsi rappelée aussi bien par la maladie que par l’usure liée à la sénescence, les deux facteurs concourant à mettre en exergue nos limites. La prise en compte de celle-ci est le socle de la sagesse, balisant la voie de l’humilité, vertu dont la seule évocation d’en être possédant fournit la preuve absolue d’en manquer. Une maladie nouvelle, aux contours mal connus et au pronostic sévère, génère de nombreuses spéculations, alimente nos fantasmes, favorise la prolifération de charlatans et de marchands d’illusions, et nourrit notre instinct grégaire, état d’esprit auquel mettra fin la découverte du remède efficace. Il en a ainsi été de la lèpre et de la peste au cours de l’Antiquité et au Moyen-âge, de la syphilis à la Renaissance, de la tuberculose au XIXème siècle, et du SIDA et de la Covid-19 au XXème siècle. En ce sens, nous sommes exactement analogues à nos lointains ancêtres préhistoriques, la maladie nous renvoyant inéluctablement à nos strictes condition et dimension humaines !

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