Savoir tout d’un peu et un peu de tout : une exigence en pratique médicale quotidienne

Jusqu’au XVIème siècle, la philosophie était la mère de toutes les sciences. Était philosophe celui que détenait la totalité du savoir dans la mesure du possible. Le Pic de la Mirandole (philosophe, théologien, humaniste, vaste esprit encyclopédique curieux de tout), en fut la parfaite incarnation à la Renaissance. Les médecins antiques et médiévaux, notamment les plus célèbres, étaient d’éminents philosophes, remarquables par leur maîtrise des humanités qui ont longtemps servi de prérequis incontournables à la formation médicale. Il en a été ainsi d’Hippocrate, de Galien, d’Avicennes et de René Descartes. C’est justement avec ce dernier que naquit la théorie de l’arborescence : « Toute la philosophie est comme un arbre, dont les racine sont la métaphysique, le tronc est la physique, et les branches qui sortent de ce tronc sont toutes les autres sciences qui se réduisent à trois principales, à savoir la médecine, la mécanique et la morale. » Pour Descartes, la morale se nourrit de toutes les autres sciences au sommet desquelles elle se hisse. Cette approche d’arborescence trouvera sa justification dans l’extension des savoirs enregistrés au cours des trois siècles suivants, balisant la fragmentation et la spécialisation. Se raréfient de nos jours les tenants de la spécialisation dans les généralités, à l’instar d’Edgar Morin et de Jacques Attali. La médecine, affluent par essence de la philosophie, est la parfaite illustration de l’impact des progrès et de la spécialisation qui en découle. Il en résulte une pratique faite du double défi de tirer parti de la spécialisation sans oublier de mettre celle-ci au service d’une prise en charge globale du patient.

Sortie d’une enfance remontant à des millénaires, la médecine connut un éclairage entre 1859 et 1865 avec quatre découvertes majeures : celle des microbes par Pasteur, ouvrant la voie de la bactériologie ; celle de milieu intérieur par Claude Bernard, père de la physiologie ; celle des lois de l’hérédité par Mendel, père de la génétique ; et celle relative à la théorie de l’évolution par Darwin, faisant de nous un des maillons de la longue chaîne des primates et portant du même coup un coup de massue à notre égo. Ces découvertes vont donner une assise rationnelle à la médecine. Les progrès postérieurs à cette période glorieuse vont assurer de fulgurantes avancées au XXème siècle, remarquablement résumées par Jean Bernard : « La médecine, longtemps empirique, est, au XXe siècle, devenue rationnelle, grâce à la physiologie, à la physique, à la chimie. À la physiologie, avec l’application longtemps différée des découvertes de Claude Bernard. À la physique, avec, au début du siècle, la naissance de la radiologie, de la radiothérapie et, à la fin du siècle, une véritable explosion de nouvelles techniques telles la tomographie, la résonance magnétique nucléaire. À la chimie surtout, avec le concept de pathologie moléculaire qui remplace la méthode anatomoclinique de Morgagni et Laennec. Cette médecine rationnelle est une médecine efficace. Les sulfamides, les antibiotiques ont transformé le destin des hommes : la syphilis, la tuberculose, les septicémies ne sont plus des maladies fatales. Les progrès de l’asepsie et de la technologie opératoire ont permis à la chirurgie des audaces inouïes, touchant le cœur et les poumons, le cerveau… Et d’autres espérances thérapeutiques sont nées en cette fin de siècle : meilleure connaissance de la plaquette sanguine (qui intervient dans maintes maladies cardio-vasculaires), régulation de certains processus cancéreux (traitement des leucémies), application des méthodes du génie génétique à la thérapeutique (thérapie génique). La médecine de prévention s’est élargie : les vaccinations ont vaincu la variole, la diphtérie… La connaissance des périls extérieurs (dangers des radiations, des polluants industriels) permet d’utiles mesures préventives. Des avancées significatives ont vu le jour en ce qui concerne la nocivité de l’alcool et du tabac. »

La spécialisation en médecine, déjà amorcée dans l’Antiquité avec Galien, a été légitimée, renforcée, affinée et rendue obligatoire par les fulgurantes avancées de celle-ci, avec l’élargissement des différents champs de savoirs, trop importants pour les capacités cérébrales d’une seule personne. Basée sur les appareils et les organes, la spécialisation a abouti à des sous-spécialités dans un souci d’efficacité et de perfectionnement. Les spécialités initiales, tant médicales, chirurgicales que paracliniques (imagerie, biologie), font l’objet d’une incessante fragmentation. La profondeur dans un domaine s’effectue de plus en plus aux dépens de la maîtrise d’un bonne culture médicale indispensable à une prise en charge globale du patient, l’hyperspécialisation constituant une véritable restriction cognitive, empêchant les médecins d’élargir leur vision au-delà de leur champ de compétences (Luc Périno).

Les conséquences de l’hyperspécialisation sur la pratique médicale ont été bien résumées par Edgar Morin : « Le développement des spécialisations, du reste très mal communicantes entre elle, tend à décomposer la personne soignable au profit de ses organes, foie, rein, cerveau, cœur, système digestif, et souvent le généraliste urbain surchargé de clients, consultant à la hâte, ne peut faire la synthèse nécessaire. Ajoutons qu’au niveau d’une personne concrète, le médecin doit disposer d’une vertu nulle part enseignée, le flair, ce « je ne sais quoi » dont Jankelevitch a montré toute l’importance, c’est-à- dire un art. De fait, tout ce qui est médecine est combinaison intime de science et d’art. L’art, le flair, le « je ne sais quoi », permettent de discerner, parmi des symptômes ambigus et parfois presque imperceptibles, la nature du mal qui va se manifester sans équivoque à l’arrivée de la « crisis », terme qui pour Hippocrate signifie le moment où l’on peut formuler un diagnostic assuré. Le bon médecin, en quelque sorte, anticipe la « crisis », peut ainsi intervenir au plus tôt, vu que l’on soigne plus aisément les maux à l’état naissant que lorsqu’ils s’enracinent. »

L’hyperspécialisation, source de perfectionnement de la pratique médicale et de valorisation du médecin, a des répercussions sur l’organisation des services et des hôpitaux. Elle doit être analysée à l’aune de son impact sur les importants problèmes de santé, notamment en Afrique sub-saharienne. Elle doit être arrimée à une bonne culture médicale et à une solide culture générale basée sur la maîtrise des humanités, en vue d’une prise en charge multidimensionnelle  de cet être ondoyant, inconstant et divers qu’est l’homme.

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