La variabilité : constante caractéristique du vivant

Les êtres vivants, qu’ils soient du règne animal ou du règne végétal, naissent, croissent, se développent et meurent. A partir de la fusion des gamètes commencent des transformations issues d’une succession de mort et de prolifération cellulaires qui conditionnent les étapes caractéristiques du développement de l’individu. Chacune des étapes est faite de changements spécifiques dont la survenue marque un tournant apposé à une transformation, voire à une métamorphose. A ces transformations physiques et physiologiques, sont adossées celles psychologiques, le tout aboutissant d’un point de vue professionnel à cinq étapes, parfois intriquées : apprendre à faire, faire, montrer comment faire, faire faire et laisser faire. Le passage d’une classe d’âge à l’autre a souvent été l’objet de rites initiatiques, tel que relaté par les classiques africains. La variabilité, fait le plus marquant des phénomènes biologiques, n’est cependant pas perçue dans toutes ses dimensions, curieuse et fréquente qu’est notre aptitude à l’oublier. Il n’existe en effet pas deux êtres rigoureusement identiques, et chaque être est différent de lui-même d’un instant à l’autre. La constance et l’exacte reproductibilité à l’industriel, aussi illusoires que rassurant et accommodant, ont souvent caressé l’esprit humain, indépendamment du temps et de l’espace. Il s’avère que l’ancrage dans l’esprit de cette caractéristique essentielle du vivant qu’est la variabilité, participe à l’hygiène préventive du raisonnement (Jean Rostand). L’inverse est dommageable, tout domaine confondu, et susceptible de porter préjudice à l’exacte interprétation des données médicales, ainsi qu’à l’épanouissement personnel et à la fluidité des rapports entre humains, à travers notamment la réduction du risque de désagréables surprises.

Le corps subit des transformations, des changements et des variations satellites de son développement, à travers les différents âges : vie intra-utérine, enfance, adolescence, âge adulte, vieillesse. D’un point de vue anatomique, notre esprit est souvent soumis au diktat et au mythe de la symétrie, notamment pour les organes présents de part et d’autre de l’axe du corps, bien que celle-ci soit l’exception et l’asymétrie la règle. Les deux moitiés de notre visage ne sont pas rigoureusement symétriques, les plis de nos mains non plus. Il existe souvent une discrète inégalité de longueur des membres inférieurs influençant la démarche à laquelle elle imprime une asymétrie parfois élégante, de même qu’une fréquente inégalité des pieds, bien connue de longue date des marchands de chaussures, et ce bien avant l’ère industrielle. L’essai de la chaussure à l’achat s’effectue avec le plus grand pied. On achète d’ailleurs des chaussures à sa taille et c’est au bout de quelques jours d’essai qu’on a des chaussures à ses pieds. Véritable emblème de la féminité, les seins sont souvent asymétriques, et éminemment variables tant dans leur forme que dans leur volume d’une femme à l’autre, et chez la même femme au fil du temps, au point où les tentatives de classification restent artificielles : schématiquement, les seins de l’Indonésienne sont plutôt coniques, ceux de l’Européenne hémisphériques, et ceux de l’Africaine en forme de poire. Très souvent, ces différents aspects se succèdent chez la même femme, se superposant aux différents âges de la vie (Dominique Gros).

L’individu est constamment changeant, ondoyant, et divers (Montaigne), sur le double plan physique et psychique. Il est impossible pour chacun d’entre nous de reproduire rigoureusement à l’identique sa propre signature. Mêmes les constantes (taille, poids, tension artérielle, pouls, fréquence respiratoire) sont variables à l’état normal chez la même personne, car éminemment influencées d’un instant à l’autre par des facteurs endogènes et exogènes. Une poussée hypertensive peut ainsi survenir brutalement et provoquer une crise cardiaque ou un accident vasculaire cérébral chez un normo-tendu énervé ou stressé. C’est dire la fragilité de notre existence. Les normes établies afin de définir la normalité résultent d’une moyenne pour n’importe quelle constante biologique, vraie pour une population mais pas fatalement vraie pour un individu. Ces normes visent à permettre la prise de décision à des fins populationnelles. La démarche est analogue à celle de la limitation de vitesse par les pouvoirs publics. Sachant la corrélation entre la vitesse et la survenue d’accident, un seuil à ne pas dépasser est imposé aux conducteurs, tout en sachant qu’un accident peut survenir en-deçà de ce seuil. Ainsi, le risque du diabète augmente avec l’obésité, mais ce n’est pas tous les obèses qui sont diabétiques, et le diabète peut survenir chez le sujet non obèse.

La prise en compte de la variabilité concourt à la bonne interprétation des examens biologiques. Il faut avoir à l’esprit que l’analyse biologique visant à détecter le germe responsable d’une infection généralisée (septicémie) s’effectue sur un échantillon de quelques millilitres de sang. Le germe recherché, objet d’une répartition hétérogène dans l’espace sanguin de l’individu, peut être absent de l’échantillon objet du prélèvement au moment où s’effectue celui-ci, aboutissant à un résultat négatif, en dépit de l’existence d’une authentique infection. Ceci corrobore le fait que l’absence de preuve de maladie n’est pas la preuve d’absence de maladie. La même variabilité est observable en thérapeutique, le même médicament pouvant avoir un effet considérablement influencé par le prescripteur et la perception que le malade a de celui-ci dont l’empathie, la prestance et la réputation y concourent. Celles-ci peuvent fortifier la confiance du malade, alimentant le phénomène Coué, la conviction de guérir contribuant à la guérison. Un rapprochement peut être fait avec la prophétie auto-réalisatrice en pédagogie, l’élève devenant bon une fois qu’il en est ainsi dans l’esprit de l’enseignant.

La variabilité biologique se manifeste dans tous les domaines, notamment dans le parcours scolaire, dont la forme linéaire paraît la moins fréquente. De même, la corrélation entre le parcours scolaire et la trajectoire professionnelle est loin d’être systématique. De brillantes études médicales ne garantissent pas toujours l’aptitude à être un bon médecin, d’autres paramètres centrés sur le savoir-être y contribuant énormément. Sur la base des prestations scolaires de son élève, l’enseignant peut émettre des hypothèses prédictives de son futur parcours professionnel. Mais ceci est à faire avec une extrême prudence, le risque d’erreur étant élevé, en raison de la possible survenue d’autres inconnues susceptibles d’influencer celui-ci. Non systématique est également la corrélation entre les différents segments du parcours professionnel, l’étape actuelle n’étant pas toujours en phase avec la précédente. L’accès à un important poste peut révéler des facettes jusque-là inconnues de la personnalité du bénéficiaire, qui peut rester lucide en gardant les pieds sur terre et la tête sur les épaules, ou au contraire se révéler victime d’une extrême fragilité narcissique doublée d’une mégalomanie. De ces données résulte l’un des exercices les plus difficiles de la gouvernance, la nomination à des postes de responsabilité. D’elles également résulte en partie la pertinente critique formulée à l’égard des grandes écoles, dont le concours d’entrée, certes difficile et hautement sélectif, semble baliser à lui seul l’avenir et le devenir de l’impétrant, le tout aboutissant à un détournement d’objectif.

La variabilité caractéristique du vivant, aux antipodes de l’exacte reproductibilité adossée au produit industriel, impacte les relations humaines, avec le risque d’erreur de jugement. La réaction d’une personne face à un évènement peut être éminemment variable d’un moment à l’autre, en raison du contexte, de son humeur, des évènements antérieurs à celui présent, de ses antécédents propres, etc. L’homme perturbé par un fait dont il n’a pas encore digéré l’amertume peut répondre avec une froideur frisant l’indifférence à la sympathique salutation d’un collègue avec qui il entretient par ailleurs d’excellentes relations. L’attrait qu’exerce une personne peut être changeant et ondoyant. Il en est de même des personnages de l’histoire, objet tantôt de magnification, objet tantôt de démythification, en fonction du présent des historiens. Les personnages charismatiques sont déifiés en période difficile, lorsque le peuple est en quête de messie. Les mêmes personnages sont banalisés en période de prospérité. L’avis d’une personne sur sa conduite face à une situation qui lui est étrangère est souvent de peu d’intérêt car exempt de pertinence dans la majorité des cas. Le syndrome bipolaire est une illustration parfaite de la variabilité d’un point de vue pathologique. Il est caractérisé par des variations de l’humeur disproportionnées dans leur durée et dans leur intensité. La gaieté devient euphorie exagérée, la tristesse s’exprime par une dépression profonde, et ce de façon cyclique et imprévisible. Fait remarquable, un lien très fort a été établi entre trouble bipolaire, créativité et intelligence, comme en témoigne le nombre considérable de génies dans le rang des bipolaires (rois Saül et David, Mozart, Schumann, Churchill, Einstein, Dali, Van Gogh). L’état de repli que représente la phase dépressive est une période de gestation, et l’état maniaque celle de l’accouchement.

Leur ancrage dans le temps et leur impact culturel ont conduit à conférer des attributs de constantes à des variables. Il en est ainsi par exemple de la « langue maternelle ». On ne naît pas Haoussa mais on le devient. Un enfant né à Kano d’un père et d’une mère Haoussa et confié dès sa naissance à Stockholm à une famille suédoise ne parlera pas Haoussa, mais va plutôt acquérir la langue, le mode de vie et les habitudes suédois. Érasme et Tertullien avant lui sont allés plus loin et avec raison, en pensant qu’on ne naît pas homme mais on le devient.

Avoir à l’esprit la variabilité biologique conduit inéluctablement à galvaniser la lucidité et l’hygiène du raisonnement, piliers de la sagesse. En pratique médicale quotidienne, on approche l’exactitude dans l’interprétation des examens. Dans la vie courante, on relativise à travers le renforcement de l’aptitude à contextualiser, l’approche globale intégrant la totalité sinon la quasi-totalité des paramètres concourant à la survenue d’un évènement, la distanciation à l’égard de tout jugement péremptoire, la tolérance dans les relations humaines, et la prise en compte de son ignorance encyclopédique.

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