Qu’est-ce que la maladie ?

Comme de nombreux faits marquants de notre existence, la maladie est rattachée à un concept dont la définition fait appel à l’antonymie. Ainsi, la mort se définit souvent par opposition à la vie. De même, la définition de la maladie fait appel à une opposition à son contraire, la santé, que l’OMS a pris soin de ne pas réduire à la seule absence de maladie. Le lien entre deux concepts apparemment opposés, prenant l’allure de l’envers et du revers d’une même pièce de monnaie (vie et mort, génie et malade mental, santé et maladie), est parfois plus complexe dans la réalité qu’en apparence, relevant d’une différence non pas de nature mais de degré.

Des normes morphologiques, biologiques, physiologiques et psychologiques ont été établies afin de caractériser l’homme normal, les normes psychologiques étant les plus délicates à caractériser. L’homme normal relève en fait d’un mythe.  Il importe de manier avec prudence le concept de normalité et d’admettre qu’il y a différents types d’hommes normaux. L’attitude contraire à cette sage tolérance a servi de sève nourricière à l’eugénisme. De même qu’entre la maladie et son contraire il existe non pas une césure mais un continuum, de même que chaque maladie revêt différents modes d’expression moulés notamment par le terrain sur lequel elle survient. Le mot « folie » véhicule une grande variété de cas, allant du trouble léger (névrose) au vrai dérèglement mental (psychose). En outre, la frontière entre le malade mental et le génie est floue. Pour Aristote, il n’y a pas de grand génie sans mélange de folie. Aux traits bien caractéristiques des génies (talent inné, créativité, inventivité, précocité, travail intensif, niveau d’intelligence élevé), s’ajoute souvent une personnalité particulière : troubles maniaco-dépressifs de Goethe et de Mozart, névrose hystérique de Wagner, dérèglement mental de Maupassant, autisme de Michel-Ange, trouble bipolaire de Nietzsche et de Newton, mélancolie d’Abraham Lincoln, hallucinations de Van Gogh.

Anomalie, anormalité, maladie et pathologie sont des concepts liés, mais loin d’être des synonymes. Dans son célèbre ouvrage publié en 1966, suite à sa thèse de médecine écrite en 1943, Georges Canguilhem a attiré l’attention sur la confusion entre anomalie (terme descriptif grec an-omalos, ce qui n’est pas égal, uni, lisse) et anormalité (terme normatif du grec a-nomos). Une anomalie, fait singulier en raison de sa rareté, n’est pas forcément anormale ni pathologique. Une anomalie ne devient pathologique que lorsqu’elle devient gênante dans la vie quotidienne ou lorsqu’elle a été rattachée à des symptômes éprouvés par des hommes qui se plaignaient de ne pas être normaux.

Le vécu et le ressenti du malade (symptôme) lui permettent de se savoir malade et de consulter. La complexité du concept réside dans le fait qu’une maladie grave peut être dépourvue de signal d’alarme, maintenir les organes du malade dans un dangereux silence et le malade dans une apaisante ignorance. La langue anglaise a eu le mérite de rattacher trois mots au concept de maladie, remarquablement rappelés par Cordier : disease (au centre de la démarche du médecin), illness (au centre du ressenti du malade), et sickness (en lien avec la société).

Disease correspond à la lésion structurale ou fonctionnelle objectivable par l’examen clinique ou les explorations, et reflétant une anomalie ou un dysfonctionnement. Il en est ainsi d’une tension artérielle élevée, d’une hyperglycémie, d’un taux d’antigène spécifique de la prostate élevé, d’une anémie, d’un parasite détecté dans le sang, des lésions mises en évidence par la radiographie des poumons. Toutes ces anomalies sont la marque de disease, qu’elles soient ou non satellites d’une souffrance, d’une gêne ou d’une plainte. Si certaines anomalies sont bénignes (sans conséquence notable, comme une discrète asymétrie de la taille des pieds), d’autres, bien que pathologiques, sont absolument silencieuses, corroborant parfaitement la différence entre avoir une maladie et être malade. Ce silence peut être dommageable voire compromettant, la maladie y afférente s’exprimant d’emblée par une complication fatale, à l’instar d’un accident vasculaire cérébral révélateur d’une hypertension artérielle. Charles de Gaulle est brutalement mort d’une rupture d’un anévrisme de l’aorte abdominale, silencieux et antérieurement reconnu.

Illness traduit le ressenti du malade, génère la formulation de plainte et motive la consultation du médecin. Le symptôme servant le plus souvent de signal d’alarme est la douleur dont le mérite est de faire prendre conscience au malade de son état pathologique. Quand elle existe, la douleur surplombe aussi bien le perçu du malade que la description qu’il fait de sa maladie. Le décryptage de la douleur est une étape essentielle de l’interrogatoire, et sa maîtrise ou son apprivoisement un critère d’évaluation de l’acte médical. L’absence de douleur dans la symptomatologie d’une maladie grave est tellement préjudiciable qu’elle a généré la notion d’utilité de la douleur chez René Descartes. La description que fait le malade de sa douleur est fonction de sa culture, de son vécu, de ses croyances, de son milieu, de son état psychologique basal, de sa vision du monde, de la perception qu’il a de sa maladie, etc. La douleur peut imprimer au malade une posture, telle la tendance de Kennedy à s’incliner latéralement au terme d’une position assise prolongée réveillant les douleurs dorsales induites par la forte dose de cortisone qu’il prenait ; la main dans le gilet, posture répandue sur les portraits de Napoléon Bonaparte, a été source de nombreuses spéculations, la plus répandue étant celle rattachant cette posture aux douleurs de son ulcère.

Sickness est en lien avec l’authentification ou la certification de la maladie, à travers un acte médical par exemple. Cette notion revêt souvent un caractère médicolégal. Il en est ainsi du certificat d’arrêt de travail accordé par le médecin au terme de sa consultation. Il en est de même d’un certificat d’incapacité temporaire ou d’un certificat relatif au changement d’un poste de travail. Il en est également ainsi du certificat d’aptitude à une fonction ou à une activité.  Le malade brandit l’acte authentifiant son état pour faire valoir ses droits. Cet aspect de la médecine a pris une tournure particulière ces dernières décennies, les différents progrès qu’elle a enregistrés lui ayant conféré une dose d’obligation de résultat. L’accès de tous à l’information (grâce notamment au numérique) a dépossédé la faculté de l’exclusivité du savoir, rendu le malade plus exigeant et donc plus revendicatif, érodé la sacralité de la profession médicale, démythifié le statut de soignant, et élargi le champ des procès du malade et du citoyen désireux de faire valoir leurs droits aussi bien vis-à-vis du médecin que de l’hôpital, de leurs employeurs et de l’État que de la société.

Le concept de maladie a évolué au cours de l’histoire de l’humanité, en lien avec les changements de normes induites par les progrès, notamment ceux de la biologie. Des faits de plus en plus banalisés puis légitimés, hors de portée de l’imaginaire de nos ancêtres, se trouvent légalisés et ce d’autant plus rapidement qu’ils résultent des puissants. Le champ de la normalité se trouve de plus en plus élargi, au nom de la liberté, de même que celui des questionnements d’ordre éthique que suscitent les conséquences des progrès scientifiques. Se trouvent ainsi présents dans nos esprits deux sentiments opposés : la fascination pour la science, source d’un mieux-être accru, et la crainte de son pouvoir susceptible de bouleverser nos normes éthiques.

 

 

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