« Nous ne sommes savants que de la science présente » (Montaigne)

La trajectoire et la cadence de la science, des techniques et de tous les autres champs du savoir sont rythmées et moulées par des découvertes, des inventions et des courants à l’origine d’avancées, d’innovations et de progrès. Le caractère insoupçonné de ceux-ci, bien que répondant au refus de l’homme de voir et de subir, échappe parfois à ses prédictions et à ses prévisions. Il en est de même de leurs conséquences, souvent étrangères à l’esprit de leurs auteurs, la science ayant fait de nous des dieux, avant même que nous méritions d’être des hommes (Jean Rostand). Les futurologues ont beau affiné leurs méthodes, les projections qu’ils émettent restent entachées d’un risque d’erreur élevé. Ce qui est valable pour les domaines scientifique et technique l’est tout aussi pour la littérature et les autres arts, influencés par les modes en vigueur. Rapide est l’obsolescence des savoirs, particulièrement en ce troisième millénaire commençant, avec le numérique qui permet de défier l’espace, en favorisant un rapide échange entre savants et populations, après que l’imprimerie nous a permis de défier le temps (Attali). Le monde est ainsi soumis au diktat de l’immédiateté, rendant très éphémères les acquis, ainsi que la gloire et la réputation y afférentes. Les modes sont alors vite démodées aujourd’hui plus qu’au Grand siècle où vécut Montaigne, et les savoirs objet d’un flash instantané. Se trouvent ainsi corroborées la stabilité de l’instabilité, la permanence de l’impermanence, et la constance de l’inconstance, le tout incitant à l’humilité et à la modération.

Sont illustratifs de la pensée de Montaigne de nombreux exemples tirés de l’histoire des différents champs du savoir, confirmant qu’aucune science ne saurait être comprise sans son histoire, qui elle-même s’intègre dans l’histoire générale de l’humanité (Auguste Comte). Ces exemples ont trait à tous les phénomènes du cosmos, notamment aux mouvements des astres, à la segmentation du temps, à la littérature et aux autres arts, et aux autres domaines du savoir, reflet qu’ils sont des progrès et des avancées enregistrés par l’humanité au fil du temps. Ils affectent également la médecine, carrefour privilégié des savoirs, où l’imprimé est rapidement périmé, et les savants seulement détenteurs de leur fugitif savoir actuel et de celui passé encore en vigueur hérité de leurs devanciers.

Les mouvements de la Terre et sa place dans l’univers ont généré deux théories : la théorie géocentrique et la théorie héliocentrique. La théorie géocentrique (géocentrisme), datant de l’Antiquité,  plaçait la Terre au centre de l’univers. C’est autour d’elle, immobile, que gravitent tous les astres, notamment le Soleil. Cette théorie a longtemps été défendue par de grands esprits, Platon, Aristote et Ptolémée notamment. Elle a perduré jusqu’à la fin du XVIème siècle avant d’être progressivement remplacée par la théorie héliocentrique (héliocentrisme) qui prévoit que la Terre tourne autour du Soleil. Copernic (1473-1543) fut le premier à proposer un véritable modèle héliocentrique incluant la Terre et toutes les planètes connues à l’époque, dont il exposa les principes basés sur des calculs pythagoriciens. Galilée (1564-1642) va populariser la découverte de Copernic et va surtout la faire passer du statut de simple hypothèse à celui de la réalité. Il met définitivement à bas le système aristotélicien et fonde la physique moderne. Il suscite la violente réaction de l’Église contre « cette proposition absurde, fausse en philosophie et hérétique, puisque contraire au témoignage de l’Écriture ». Galilée devra abjurer ses découvertes et sera retenu chez lui en résidence surveillée jusqu’à sa mort. La théorie géocentrique garde cependant des séquelles dans notre esprit, puisque nous continuons par soutenir que le Soleil se lève à l’est et se couche à l’ouest. Selon Freud, l’héliocentrisme est la première des trois blessures infligées à l’orgueil humain ; la deuxième émane de Darwin qui, par le biais de la théorie de l’évolution, met l’homme au rang des autres espèces animales ; la troisième est infligée par Freud lui-même qui démontre, avec la découverte de l’inconscient, que l’homme n’est même plus maître de lui-même.

La nécessité de segmenter le temps généra le calendrier destiné à fixer les grands évènements et les besoins de la vie quotidienne. Le temps est ainsi divisé en jours, en semaines, en mois, et en années, ces divisions reposant partout sur les mouvements de la Terre autour du Soleil ou de la Lune autour de la Terre. Il est impossible de changer le nombre de jours d’une année sans bouleverser les dates des saisons. Il est également impossible de changer la durée d’une journée, fonction de la rotation de la Terre sur son axe. Par contre, rien n’oblige à adopter des semaines de sept jours. Le jours actuellement retenus sont issus des connaissances que les hommes avaient des planètes (le lundi pour Lune (Monday des Anglais), le mardi pour Mars, le mercredi pour Mercure, le jeudi pour Jupiter, le vendredi pour Venus, le samedi pour Saturne (Saturday des Anglais) et le dimanche pour Soleil (Sunday des Anglais)). Si les hommes de jadis avaient connu Uranus, Neptune et Pluton, on aurait peut-être des semaines de dix jours au lieu de sept.

L’invention du calendrier remonte au IIIème millénaire avant JC où les Sumériens de Mésopotamie en établirent un, fondé sur les mouvements de la lune, auquel ils ajoutèrent des mois supplémentaires pour conserver une correspondance avec les saisons de l’année. Les Égyptiens remplacèrent le calendrier lunaire par un calendrier basé sur l’année solaire. Celle-ci durait 365 jours et était divisée en douze mois de trente jours chacun, à la fin desquels on ajoutait cinq jours. Un calendrier luni-solaire à 354 jours était utilisé dans la Grèce antique. Les Grecs furent les premiers à intercaler des mois supplémentaires au bout d’un cycle particulier, selon des principes scientifiques. Successivement seront élaborés les calendriers julien, grégorien, israélite et musulman, avec toujours le même objectif : enfermer le temps dans un cycle régulier et officiel. Le premier calendrier romain, introduit vers le VIIème siècle, séparait en dix mois une année de 304 jours qui commençait par mars. Les mois de janvier et février furent ajoutés plus tard. Les mois ne comptant que 29 ou 30 jours, on dut ajouter un autre mois un an sur deux. Jules César établit en 46 avant JC un autre calendrier (calendrier julien), fixant à 365 jours la durée d’une année normale et à 366 jours celle d’une année bissextile tous les quatre ans. La révolution de la Terre ne correspond pas à un nombre exact de jours dans le calendrier annuel. Chaque année de 365 jours, un quart de jours s’accumule, conduisant à accumuler quatre quarts de jour au bout de quatre ans. Le calendrier grégorien, établi en 1582 par le Pape Grégoire XIII, corrigeait l’écart entre la durée réelle d’une révolution de la Terre autour du Soleil et la durée prise en compte par le calendrier julien. Cet écart, de 11 minutes 14 secondes, équivalait à 10 jours en 16 siècles. Grégoire XIII décida ainsi que le lendemain du 5 octobre 1582 serait le 15 octobre 1582, établissant le calendrier grégorien, en vigueur jusqu’aujourd’hui. Mais cette correction n’a été apportée en URSS qu’en février 1918, ce qui explique pourquoi la Révolution d’octobre est commémorée chaque année en novembre. Le calendrier musulman, de type lunaire et comportant douze mois, fut institué par le calife ʿUmar ibn al Khattâb (584-644). Il ne commence pas à la date de l’arrivée de Muhammad à Médine, mais au premier jour de l’année lunaire au cours de laquelle cet évènement eut lieu, et que l’on s’est accordé à faire coïncider avec le 16 juillet 622.

La longue période de la Préhistoire fut rythmée par des inventions qui en ont moulé la segmentation, chacune banalisant celle qui l’a précédée, avant de subir le même sort au profit de celle qui lui succède ou la remplace. Ainsi distingua-t-on le Paléolithique (âge de la pierre taillée), le Néolithique (âge de la pierre polie) et la période de transition entre la Préhistoire et l’Antiquité (âge des métaux), chacune de ces périodes couvrant des millénaires. Les inventions datant de ces périodes, désuètes aujourd’hui à nos yeux, transformèrent la vie de nos lointains ancêtres dont elles impactèrent d’ailleurs les appellations. Ainsi, l’homo habilis est une espèce d’hominidé fossile qui a vécu des millions d’années en Afrique de l’est et du sud. L’homo faber fait référence à l’homme en tant qu’être susceptible de fabriquer des outils lui permettant de façonner son environnement et d’organiser sa survie. L’invention de l’écriture, véritable changement copernicien, marqua la fin de la Préhistoire et le début de l’Antiquité, avant d’être banalisée par d’autres inventions, l’imprimerie d’abord à la Renaissance, puis le numérique aujourd’hui. Le premier tour du monde attribué à Magellan eut un écho retentissant, même si cet exploit fut l’objet d’un record rapidement battu. La composition de l’air déterminée par Lavoisier relève aujourd’hui de la banalité.

La littérature, la culture et l’architecture sont moulées par des mouvements ou des courants, émanant d’un groupe d’écrivains et d’artistes qui revendiquent certaines règles d’écriture ou de production artistique sur la base d’idées nouvelles se démarquant de celles existant. Ces règles sont compilées dans un référentiel ou manifeste, et véhiculées par un chef de file emblématique. Une dizaine de courants littéraires sont ainsi connus. L’humanisme, étroitement associé à la perception de l’homme à la Renaissance et incarné par Rabelais et Thomas More, naquit en Italie au XVIème siècle. Il se réfère aux modèles antiques et se détache des croyances médiévales, affirme sa foi en l’homme susceptible d’accéder à une meilleure version de lui-même. Le mouvement baroque (XVIIème siècle) est un courant architectural puis artistique et littéraire fait d’un style outrancier et irrégulier, avec une omniprésence de l’extravagance et de l’ornementation, et une porosité de la frontière entre la réalité et l’illusion. Le classicisme incarné par Molière, Corneille, Boileau et Jean de la Fontaine, domina la seconde moitié du XVIIème siècle. Le XVIIIème siècle fut celui des Lumières, mouvement fondé par les écrivains philosophes (Voltaire, Diderot, Rousseau, Montesquieu, d’Alembert) soucieux de vulgariser le savoir, et de combattre par la raison, les injustices et les intolérances. La première moitié du XIXème siècle se consacra au romantisme, fondé sur l’expression des sentiments et le mélange des genres, avec notamment Victor Hugo, Charles Baudelaire, Alfred de Musset et Edgar Allan Poe. Au romantisme succéda le réalisme dans la seconde moitié du XIXème siècle, avec le souci de peindre le réel tel qu’il est, le refus de l’idéalisation et le souci de l’exactitude des informations. Au réalisme incarné par Gustave Flaubert, Honoré de Balzac et Guy de Maupassant succéda à la fin du XIXème siècle le naturalisme, avec notamment Émile Zola, où le réel est décortiqué de façon quasi-scientifique. Le symbolisme essentiellement poétique, jouant sur les images, les symboles et les sensations, précéda le surréalisme qui, né dans les années 1920, nie tout et fait table rase du passé. Ses adeptes (Antoine de Saint-Exupéry, Louis Aragon, Paul Éluard) laissent libre cours à leur imagination et à leur inconscient. Rejetant le roman traditionnel du XIXème siècle, le courant du nouveau roman du XXème siècle (Nathalie Sarraute) s’attelle à déconstruire la notion de héros.

La médecine a connu et subit des modes, tant dans l’interprétation de l’origine des maladies que dans leur détection et leur traitement. Pendant des millénaires, sur toute la planète, prévalut l’approche métaphysique de l’origine des maladies. Celles-ci furent pendant longtemps rattachées à une origine métaphysique, considérés qu’elles étaient comme relevant des divinités et des dieux. Le traitement fort logiquement reposait sur des sacrifices, des offrandes et des prières, et les soignants étaient l’objet de vénération et de déification. Le monothéisme a conduit à rattacher les maladies à la colère de Dieu. Cette interprétation de l’origine métaphysique des maladies refait surface, même en ce troisième millénaire commençant, à chaque fois qu’apparaît une épidémie dont on ignore l’agent causal ou dont le traitement est à découvrir. Le début d’une approche rationnelle fut marqué par la théorie des humeurs, selon laquelle la maladie est en lien avec la présence de sécrétions pathologiques dans le corps. Le traitement consistait alors à en débarrasser l’organisme à travers la saignée, les vomitifs et les purgatifs. Les six années comprises entre 1859 et 1865, à travers quatre découvertes majeures, ont servi d’assise à l’approche rationnelle de l’origine des maladies, nous amenant à regarder d’un air amusé celle longtemps en vigueur chez nos lointains ancêtres : la découverte des microbes par Pasteur, de la physiologie par Claude Bernard, des lois de l’hérédité par Mendel, et la théorie de l’évolution par Darwin. Ces découvertes vont ouvrir la voie à deux révolutions : la révolution thérapeutique qui commence en 1938 avec les antibiotiques, et la révolution biologique qui va amorcer puis générer une triple maîtrise : la maîtrise de la reproduction, la maîtrise de l’hérédité et la maîtrise du système nerveux (Jean Bernard). L’imagerie (radiologie en 1895, échographie en 1966, scanner en 1971, imagerie par résonance magnétique en 1981), va s’arrimer à la biologie pour permettre l’affinement de toute la démarche médicale. Celle-ci, longtemps fortement influencée par l‘intuition, est de plus en plus l’objet d’un abord scientifique et quantitatif, avec notamment la quête de preuves, allant au-delà de l’expérience d’un seul praticien. Au rang des sources de progrès de la médecine, figure en bonne place le numérique, le tout élargissant le champ du pouvoir médical par le biais de fulgurants progrès, permettant à la médecine non seulement de s’apposer à la nature, mais aussi de s’y opposer, parfois au nom de la liberté individuelle. L’aile prédictive de la médecine en est aujourd’hui un des volets phares, suscitant d’énormes questions éthiques.

La prédiction répond à un vieux rêve de l’humanité, nourri par le souci d’anticipation et de planification dont nous serions les seuls nantis parmi les créatures, grâce à notre cerveau. Les erreurs y relatives sont pourtant légion, même de la part des plus avertis des futurologues et des meilleurs experts, tous domaines confondus : Einstein était absolument convaincu en 1932 de l’absence d’indication au recours à l’énergie nucléaire ; Paul Krugman, prix Nobel d’économie, ne prêtait aucun avenir à Internet dont l’impact sur l’économie serait tout au plus comparable à celui du fax ; Robert Metcalfe, co-inventeur d’Ethernet(protocole réseau destiné à relier plusieurs périphériques au sein d’un réseau local afin qu’ils puissent échanger des informations), avait prédit qu’Internet, grande nouveauté de 1995, s’effondrera avec fracas en 1996 ; le cabinet McKinsey avait réservé un triste sort au téléphone portable ; pour Martin Cooper, inventeur du premier téléphone mobile, celui-ci ne remplacera jamais le téléphone fixe. ; Darryl Zanuckétait convaincu en 1946 que la télévision ne tiendra sur aucun marché plus de six mois, car les gens en auront rapidement assez de regarder tous les soirs une boîte en contreplaqué ; Lee DeForest, pionnier des radiocommunications, fit cas du même scepticisme en 1926, en jugeant la télévision théoriquement et techniquement possible, mais commercialement et financièrement impossible ; Steve Chen, cofondateur de YouTube, exprimait en 2005 ses doutes sur le potentiel de sa plateforme.

L’homme moderne a vu sa vie transformée par les fulgurants progrès issus de découvertes et d’inventions déclenchées par la révolution scientifique et technique du XIXème siècle. Un contraste apparaît entre ces progrès d’une part et la stagnation voire la régression en matière philosophique et morale d’autre part. Ce contraste caractérise la société discordante décrite par Jean Bernard. L’essentiel de la morale et de la philosophie semble en effet avoir déjà été exposé dès l’Antiquité, par les philosophes d’alors, mais aussi par les Saintes Écritures. Socrate, Platon, Aristote, Lao Tseu et Bouddha restent d’incontournables figures d’une impérissable philosophie, et la Torah, les Évangiles et le Coran d’intarissables sources d’inspiration et de leçons de vie, éternellement contemporaines. Il en est de même des pensées émises par la sagesse africaine à travers des contes, transmis d’abord oralement puis à travers la littérature africaine classique, constituant une source intemporelle et inoxydable d’enseignements.

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