« Il est bien plus beau de savoir quelque chose de tout que de savoir tout d’une chose » Blaise Pascal

La philosophie fut la mère de toutes les sciences pendant des siècles, de l’Antiquité aux Temps Modernes en passant par le Moyen-Âge et la Renaissance. Était philosophe celui qui détenait la totalité des savoirs dans la mesure du possible. Les humanités étaient magnifiées et servaient de critère majeur d’accès à la classe des élites, à celle des intellectuels, par opposition à celle des diplômés. Elles conditionnaient notamment l’accès aux études médicales. Du tronc que constituait la philosophie vont émaner trois branches, faites respectivement de la médecine, de la mécanique et de la morale : c’est la théorie de l’arborescence chère à René Descartes. Les savants antiques et médiévaux avaient une connaissance protéiforme, où sciences humaines et sciences exactes se côtoyaient, s’enlaçaient et s’intriquaient, sans segmentation ni compartimentation. Il en est ainsi d’Hippocrate et de Galien, d’Avicennes et de Maimonide, de Léonard de Vinci et de René Descartes, et bien sûr de Blaise Pascal. Celui-ci, parfaite incarnation du génie et du savant de son temps, tourna ses pensées vers la religion après avoir parcouru le cercle des sciences humaines et exactes. L’état d’esprit issu de ce cheminement l’amena à faire état des deux excès à combattre (exclure la raison, n’admettre que la raison), parfaitement en phase avec l’éloge qu’il fait de la culture générale, alter égo moderne de la philosophie.

La justification de la théorie de l’arborescence conçue par Descartes au XVIIème siècle se renforça au fil du temps, nourrie par la croissance exponentielle des savoirs. Celle-ci rendit obligatoire la spécialisation, avec pour corolaire le risque de confinement dans un seul domaine de compétence. Une distanciation puis une démarcation de plus en plus prononcée se dessinèrent entre sciences humaines et sciences exactes, même dans le secteur médical où elles sont appelées à agir non pas en duel mais en duo, l’être humain qui en est la cible imposant un abord pluriel, car n’ayant jamais été un être exact. Spécialisations et sous-spécialisations vont de pair avec la croissance et l’affinement des savoirs, favorisant le cloisonnement et faisant de la culture générale le cadet des soucis des professionnels. La pensée de Pascal qui fait l’éloge de celle-ci est à revisiter, devenant de plus en plus impérative au nom de l’efficacité et de la rentabilité qui font préférer un mouvement d’ensemble à un ensemble de mouvements. Cette pensée peut être analysée et commentée à l’aune des Africains que nous sommes, sans éroder sa portée quasi-universelle.

La culture générale est indissociable des fondamentaux, enseignés aux niveaux primaire et secondaire. Ces fondamentaux ne sont pas à ranger dans les placards, appris juste pour passer les examens, mais doivent servir de socle à n’importe quelle formation ultérieure. Les instituteurs jouent un rôle important dans l’ancrage de ces fondamentaux et dans l’incitation à faire aimer toutes les matières à l’élève. La hiérarchisation de celles-ci au profit des matières scientifiques est une erreur. Un 20/20 en mathématiques ne saurait faire tolérer ou justifier un 05/20 en histoire, en géographie, en philosophie, en langues, en dessin ou en musique. L’aptitude à briller dans les matières scientifiques n’est pas à opposer systématiquement à celle relative aux matières littéraires adossées aux sciences humaines. Un abord connecté basé sur la complémentarité des savoirs, tel prôné avant Descartes, est nécessaire voire impératif, dans l’exacte compréhension des différents champs du savoir. On se rend ainsi compte de la non neutralité des sciences exactes, qui servent parfois de canal à la propagation pérenne de  civilisations transitoirement dominantes : le célèbre théorème de Pythagore (dans un triangle rectangle, le carré de l’hypoténuse est égal à la somme des carrés des deux autres côtés : cos2α + sin2α = 1) bien que traduisant une indéniable réalité mathématique, véhicule, magnifie et pérennise l’histoire, la culture et la civilisation grecques de son auteur.

La maîtrise de la langue est indispensable. Elle conditionne la bonne compréhension des concepts, notamment des concepts scientifiques. On parvient ainsi à retrouver le sens et la genèse des concepts véhiculant la pensée d’un domaine, éléments permettant d’établir des liens entre ses différents segments, et facilitant la mémorisation et la transmission des connaissances y relatives. Par cette approche, chaque domaine est perçu comme un système, fait d’éléments interdépendants dont la totalité n’est pas réductible à la somme. La culture générale se distingue donc d’un simple cumul d’informations. Elle est à l’information ce que la musique est au bruit. Elle est alimentée et entretenue par la lecture qui constitue sa source essentielle, à mener sans répit, car il n’y pas d’homme cultivé, il n’y a que des hommes qui se cultivent (Ferdinand Foch). La belle plume est presque toujours générée ou tout au moins associée à la lecture, celle-ci étant la base de l’art d’écrire (Antoine Albalat). Au rang des multiples bienfaits de la lecture figurent la stimulation du cerveau ; l’amélioration des connaissances, du vocabulaire, de la mémoire, de la concentration et de l’attention ; le développement de la capacité d’analyse ; la réduction du stress et de l’anxiété, et l’ouverture au monde en effectuant des voyages tout en étant sur place. Ces bienfaits sont si impactant que le goût de la lecture est à cultiver dès le bas-âge et à entretenir tout au long de la vie.

La connaissance de l’histoire est primordiale, dans ses aspects généraux touchant à l’humanité, dans son volet africain, et dans son volet relatif au domaine, car aucune science ne saurait être comprise sans son histoire, qui elle-même s’intègre dans l’histoire générale de l’humanité (Auguste Comte). Les différents temps de l’histoire de l’humanité et les principaux évènements qui les ont marqués sont à connaître. Il en est de même des grands courants religieux et des grands courants de pensée. A l’histoire, géographie dans le temps, s’arrime la géographie, histoire dans l’espace (Reclus). Les deux matières combinées permettent de relativiser la portée de certains concepts, comme celui fameux de la communauté internationale qui, symptomatique du narcissisme occidental, ne regroupe en son sein que moins du quart de l’humanité. De même, bon nombre de cartes du monde sont inexactes, avec une Afrique de taille plus petite que celle du Groenland dont la superficie est inférieure à celle de la République Démocratique du Congo. L’Amérique n’a été l’objet d’une découverte en 1492 que pour les Européens qui en ignoraient l’existence, mais certainement pas pour ses habitants.

Fait important, l’histoire africaine doit être apprise de manière critique, en évitant qu’elle desserve le lion, parce que racontée du seul point de vue du chasseur. La colonisation, fille de l’esclavage et de la traite négrière, est enseignée, dans les pays colonisateurs, de façon à mettre en exergue ses bienfaits supposés au profit des peuples colonisés. Les mêmes manuels qui lui servent de support mettent en avant les cruautés des rois africains afin de la légitimer, tout en magnifiant ses partisans (Jules Ferry, Voltaire). De même est occulté le profil esclavagiste de Louis XIV et de Napoléon Bonaparte, et celui fortement colonialiste de de Gaulle, ces trois personnages constituant le trio inamovible figurant depuis 50 ans au panthéon des sondages des Français.

La littérature africaine, notamment celle engagée, est indispensable à l’éveil des consciences. Elle véhicule la culture de l’Afrique précoloniale, les valeurs de l’Afrique noire et les effets nocifs de la colonisation. Il en est ainsi entre autres du Portrait du colonisé d’Albert Memmi, de Peau noire, masques blancs de Franz fanon, du Soleil des indépendances d’Ahmadou Kourouma, du Monde s’effondre de Chinua Achebe, de Bleu Blanc Rouge d’Alain Mabanckou, du Cahier d’un retour au pays natal d’Aimé Césaire, de L’aventure ambiguë de Cheikh Hamidou Kane, et de l’immense contribution de Cheikh Anta Diop relative à l’apport de l’Afrique noire à la civilisation et à la culture mondiales. Cette littérature contribue à mettre en exergue la culture précoloniale des peuples qui n’ont jamais connu l’histoire avant leur rencontre avec ceux qui portaient le monde sur leurs épaules (Cheikh Hamidou Kane). Bien évidemment, les humanités en lien avec la littérature africaine s’arriment à celles des autres littératures dont l’apport est indéniable et utile à la construction de l’individu.

L’esprit critique est aiguisé par la philosophie qui permet de constamment contextualiser et de se comporter à l’égard de l’univers comme si rien n’allait de soi (Vladimir Jankélévitch). Aucun peuple, aucune civilisation, aucune culture, ne peut se prévaloir d’être le géniteur exclusif de la philosophie qui, étymologiquement, signifie amour de la sagesse. Attribuer le monopole ou le lieu de naissance de la philosophie à la Grèce antique comme si ce champ de savoir échappait au reste du monde est le reflet d’un narcissisme aussi béat que flagrant. Bien d’autres penseurs, disséminés dans le monde et auteurs d’œuvres impérissables et inoxydables, ont précédé Socrate (470-399 avant JC), quasi-contemporain de Confucius (551-479 avant JC), de Lao-Tseu (né en 571 avant JC), et du Bouddha (Vème, VIème siècle avant JC). La culture et la littérature africaines sont une importante mine de sagesse. Les contes qui en constituent un important volet sont de très bonnes leçons de vie et de conduite, portant notamment sur des questions existentielles et la complexité de la nature humaine (Amadou Hampâté Bâ).

Les humanités servent de socle à l’ancrage, à la compréhension et à la dispensation des actes relevant de n’importe quel domaine. C’est sur le socle par elles constituées que se greffe la partie générale du domaine, qui elle-même sert de fondation à la spécialité. En médecine par exemple, on se rend bien compte qu’il est difficile voire impossible d’être un bon spécialiste sans être au préalable un bon généraliste. Il est difficile d’être un bon transmetteur de l’art médical sans un minimum de culture générale. Celle-ci génère des exemples, des analogies, des métaphores et des raccourcis saisissants que sont les aphorismes, rendant fluides et intelligibles les concepts, tout en les fixant dans l’esprit. En outre, la culture générale avec l’honnêteté constitue les deux piliers du commandement (Charles de Gaulle). Par la culture générale se trouvent rapprochés et mis en phase des concepts et des faits artificiellement dissociés. Le célèbre énoncé de Lavoisier issu de la physique et de la chimie (rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme), la théorie de la dérive des continents et celle relative à la tectonique des plaques, chères à la géographie physique, illustrent parfaitement le concept de l’impermanence, l’un des piliers du bouddhisme, non étranger au stoïcisme et aux religions abrahamiques. Le relativisme, le recul, la réserve, la retenue, la contextualisation et la curiosité qu’elle aiguise et qui l’aiguise, sont à la fois de puissants facteurs de construction personnelle et d’indéniables élévateurs du taux d’utilité sociale.

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