L’impermanence est la permanence, et l’inconstance la constance

Le concept de l’impermanence repose sur le caractère éphémère, transitoire, mouvant et périssable de tous les composants du cosmos, qu’ils relèvent du vivant ou de la matière inerte. Tout et tous sont ainsi momentanés, appelés à disparaître et à faire place à d’autres entités, elles-mêmes effectives seulement le temps de leur durée, chacune étant un maillon de la longue et infinie chaîne du cosmos. La longue durée de vie de certains composants de l’univers conduit à tort à faire oublier leur caractère éphémère, d’autant plus qu’ils sont analysés par l’être humain à l’aune de sa propre espérance de vie, de son époque et de sa vision du monde. La conscience en notre finitude qu’incarne la mort est l’un des éléments les plus marquants de notre pensée, moulant et modulant constamment notre vie quotidienne, tout en nous faisant souvent oublier la source de progrès qu’elle constitue, sur le double plan matériel et spirituel. Transposée à l’échelle cosmique, l’impermanence conduit à tout relativiser et sert de socle à une approche holistique au service d’une hygiène du raisonnement, nous rendant par conséquent davantage lucides et philosophes. Elle incite à la modestie en rappelant la périssabilité de tout. Elle explique les limites des prédictions des plus grands futurologues, réduits ainsi à leur stricte dimension humaine, en dépit souvent d’une fulgurance intellectuelle inégalée.

La théorie de l’évolution de Darwin est l’un des faits saillants de l’impermanence qui nous caractérise. Ce naturaliste, totalement monogéniste, établissait un lien entre évolutionnisme et monogénisme : l’homme s’inscrit dans l’arborescence d’un arbre de vie et tous les groupes humains doivent avoir une origine unique et humaine. Il était ainsi en phase avec les Saintes Écritures qui ont toujours défendu l’unicité du genre humain. Sa théorie, après celle héliocentrique de Copernic et Galilée et avant la psychanalyse par Freud, porta un autre coup de massue à notre orgueil et à notre nombrilisme, en établissant que nous ne sommes qu’un maillon de la longue chaîne des primates, bien que fabuleux aboutissement des transformations subies par notre lointain ancêtre. Celui-ci devint d’abord habile de ses membres antérieurs (Homo habilis), puis acquit la station debout en passant de la quadrupédie à la bipédie dégageant ainsi l’usage de ses mains (Homo erectus), avant de passer aux étapes d’Homo faber (fabriquant des outils) et d’Homo ergaster (grand et taillé pour la course), et d’aboutir à celle d’Homo sapiens (dernier stade d’évolution). A partir de sa niche éco-géographique africaine, celui-ci a étendu son emprise sur l’ensemble de la planète au cours de son expansion (Jean-Jacques Hubli). Son évolution s’est en même temps traduite par une augmentation de la masse du cerveau, passant de 600 à 700 g chez l’Homo habilis (2,5 millions d’années) à 800 à 1200 g chez l’Homo erectus (1 million d’années), puis à 1400 g chez l’Homo sapiens (200.000 ans). La masse du cerveau est depuis lors restée stable, limitée notamment par la largeur du bassin féminin. Cette stabilité risque d’être remise en cause par les progrès de la reproduction, avec la perspective de grossesse extracorporelle, dans un utérus artificiel.

Du début de son existence que marque la fusion des gamètes à sa mort, en passant par les stades successifs d’embryon, de fœtus, de nouveau-né, d’enfant, d’adolescent, d’adulte et de sujet âgé, l’homme, à l’instar des autres créatures, subit des transformations symptomatiques de l’impermanence. Ces stades riment avec la variabilité biologique caractéristique du vivant, rendant l’être humain différent de lui-même d’un instant à l’autre, et constamment différent de son semblable. La vie sur terre est aussi l’objet d’une durée variable au fil des siècles : d’une vingtaine d’années à la Préhistoire, l’espérance de vie, inégale sur la planète, est aujourd’hui de plus 80 ans en Occident et d’une soixantaine d’années en Afrique sub-saharienne. La taille des humains a connu un changement au cours des siècles, d’abord en dents de scie puis linéairement ascendante jusqu’aujourd’hui. La taille, à l’instar de la quasi-totalité des paramètres et normes biologiques, se répartit dans la population selon la courbe de Gauss, 95% des sujets gravitant autour de la moyenne, avec une valeur minimale et une valeur maximale, parfaites illustrations de la variabilité biologique.

L’impermanence, à l’origine de la croissance physiologique et psychologique, s’arrime à celle d’ordre social à l’échelle individuelle, ouvrant l’accès à une classe sociale différente de celle de son milieu d’origine. C’est le phénomène de la non-reproduction dont Chantal Jaquet a analysé les causes, les manifestations et les conséquences, permettant de comprendre cette pensée de Stendhal : « La société étant divisée en tranches comme un bambou, la grande affaire d’un homme est de monter dans la classe supérieure à la sienne, et tout l’effort de cette classe est de l’empêcher de monter ». Un autre aspect symptomatique du changement permanent réside dans l’acquisition progressive de l’expérience tout au long de la vie, chaque étape tirant les enseignements de la précédente. C’est d’ailleurs l’intérêt de se mettre constamment dans la peau d’un apprenant, sur le double plan professionnel et humain. C’est ainsi que l’on se met à l’abri de la péremption à travers une mise à jour permanente de ses connaissances, celles-ci étant rapidement périmées mais bien nourries par la sève  de la formation des plus jeunes. A l’échelle collective, la domination du monde par une de ses entités a toujours été mouvante au cours de l’histoire, chaque époque avec sa civilisation phare : sumérienne, égyptienne, gréco-romaine, persane, ottomane, arabo-musulmane, etc. Ainsi, l’Afrique sub-saharienne connut successivement les empires du Ghana, du Mali, Songhaï, etc.

A l’échelle environnementale, l’impermanence est attestée par les sept extinctions subies par la planète Terre au cours des 650 millions d’années, laissant entrevoir une huitième que pourrait générer le réchauffement climatique en cours, reposant sur une colonisation à la fois de l’avenir et de l’hémisphère Sud (les pays émettant le moins de gaz à effet de serre étant les plus exposés à leurs effets délétères). Les sept extinctions ont été des évènements majeurs soldés par la disparition de plus de la moitié des espèces vivantes. La vie est repartie à chaque fois grâce à la diversité et à la résilience de la portion des espèces restantes.  L’impermanence est aussi illustrée par la théorie de la dérive des continents, formalisée et popularisée en 1915 par Alfred Wegener, et reposant sur l’hypothèse de l’existence initiale d’un mégacontinent primitif, la Pangée, dont seraient issus les continents actuels il y a 250 millions d’années. Elle s’appuie notamment sur la complémentarité des lignes cotières entre l’Amérique du Sud et l’Afrique. La dérive des continents et la formation des reliefs (montagnes ou volcans) sont entraînées par la tectonique des plaques, déplacements qu’effectuent les plaques situées sous la croûte terrestre, imprimant une constante évolution à la géographie terrestre. Un autre fait marquant de l’impermanence est constitué par le Sahara qui, il y a 15000 ans, était verdoyant suite à une brève phase de réchauffement qui avait accentué les phénomènes d’évaporation au-dessus de l’océan et poussé les moussons jusqu’à l’Afrique du Nord. L’aride Sahara actuel était alors couvert de lacs, d’étangs et de végétation, avec des éléphants, des hippopotames, des crocodiles et des hommes.

D’un point de vue spirituel, l’impermanence qui fait de la vie et de tout un flux constant, est l’un des piliers du Bouddhisme, d’ailleurs arrimé à la réincarnation. Entre la naissance et la mort, coule la rivière de notre incarnation, avant de rejoindre la mer à notre mort. Puis un nouveau cycle prend le relais, la mort n’étant qu’une porte ouverte à la naissance. L’attachement de l’esprit et la croyance en la permanence sont des sources d’insatisfaction et de souffrances, alors que l’inverse fait de détachement est source d’épanouissement parce que permettant de vivre en harmonie avec l’ordre naturel de l’existence. L’impermanence est un thème commun au Bouddhisme et au Soufisme : le monde est admirable parce que constant dans son inconstance. Le désir, comme chez les Bouddhistes, est la cause première de souffrance. Il faut être à la fois volontariste tout en sachant lâcher prise. Le Bouddhisme et le stoïcisme sont deux réponses atemporelles convergentes permettant de faire face à l’instabilité et au caractère fugitif, volatil, incertain et imprévisible de l’existence. Pour l’empereur philosophe Marc Aurèle, grande figure du stoïcisme, il convient de « ressembler au promontoire contre lequel incessamment se brisent les flots. Lui reste debout et, autour de lui, viennent s’assoupir les gonflements de l’onde ». Cette pensée est en phase avec celle de Bouddha : « Par un vaillant courage, un esprit vigilant, la maîtrise de soi et le renoncement, le sage crée, ô sage, une île qu’aucun flot ne pourra submerger ». La prise en compte de l’impermanence de tout et de tous et de la variabilité caractéristique du vivant est donc à la fois une véritable hygiène préventive du raisonnement et un facteur d’épanouissement.

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