Le normal et le pathologique, le génie et la folie, un continuum ou une césure ?

L’établissement de normes, socle de la normalité et de la normativité, a été et reste une préoccupation constante de l’humanité. Le mythe de l’homme normal a toujours tutoyé l’idéal, toutes cultures et toutes civilisations confondues. Le normal, défini par opposition à l’anormal, peut l’être aussi par rapport au plus communément observé ou à un prototype idéalisé exempt de tout écart avec les normes morphologiques, physiologiques ou psychologiques. Il peut l’être aussi suite à un raisonnement statistique, obéissant à la fameuse courbe de Gauss, centrée par une moyenne, vraie pour une population, fausse pour un individu, vraie pour une maladie, fausse pour un malade. L’excès de vitesse expose au risque d’accident de la voie publique, dont pourrait cependant être victime l’automobiliste roulant à une vitesse de moins de 50 km/h. De même, l’hypertension artérielle expose au risque d’accident vasculaire cérébral qui, en raison de son caractère multifactoriel, peut survenir chez un sujet normo-tendu. Dans tous les cas, la définition de l’homme normal se heurte à la plus caractéristique des constances : la variabilité biologique : il n’existe pas deux êtres rigoureusement identiques, et chaque être est différent de lui-même d’un instant à l’autre. Autre fait capital, anomalie n’est pas fatalement synonyme de maladie. Elle ne le devient que si elle est associée à une réduction des capacités ou à une réduction de l’espérance de vie. Ainsi, la taille de 2,21m de Victor Wembanyama, bien qu’anormale (car s’écartant nettement de la moyenne de la population), est loin d’être pathologique ; elle est au contraire un grand atout pour le prodige basketteur qu’il est.

Déjà problématique sur les plans morphologique et physiologique, la définition de l’homme normal devient hasardeuse sur le plan psychique. L’extrême complexité de cette approche a été remarquablement abordée par Canguilhem dans son ouvrage toujours actuel, « Le normal et le pathologique », dont la lecture et l’analyse incitent à la prudence et à la tolérance dans la définition des normes.

Ainsi, la magnification de la rondeur et de l’embonpoint a conduit et continue à en faire la norme dans des sociétés où ils sont considérés comme un signe de bien-être et d’aisance sociale, bien avant et bien après l’établissement du rôle prédisposant de l’obésité à certaines maladies. Toutes les sociétés humaines ont connu cette phase de magnification de la rondeur, et la définition du corps idéal a considérablement varié selon les époques et selon les cultures. En outre, la glorification de la minceur a à peine égratigné la faveur dont jouit la rondeur : « La maigreur caractérisée chasse le sexuel. Les hommes préfèrent les rondes, les hommes ont horreur des maigres. Les hommes préfèrent les rondes, pas les grosses, pas les lourdes, mais celles dont la belle rondeur flexible se voit, se touche, et dont l’élasticité résiste à la pression des doigts et à l’intensité du regard » (Pierre Dukan). De même, certains écarts à la norme peuvent être inscrits dans l’évolution normale de la vie : il en est ainsi du ralentissement de fonctions lié à la sénescence, au point où la maladie d’Alzheimer, aujourd’hui rangée dans le chapitre des démences, n’est pas considérée comme relevant d’un état pathologique par la médecine chinoise. L’incapacité des personnes âgées, notamment des grand-mères, à insérer le fil dans le trou de l’aiguille à coudre a été longtemps banalisée et assimilée à la norme, avant d’être rattachée à une anomalie de la vue, en l’occurrence la presbytie. L’hématurie symptomatique de la bilharziose urinaire a été assimilée, dans certaines contrées, à un signe de virilité avant que ne soit établi son caractère pathologique.

L’aspect mythique de l’homme normal est encore plus perceptible du point de vue psychologique et psychiatrique, domaine où la frontière entre le normal et l’anormal est encore beaucoup plus floue, faite d’un continuum et non d’une césure, reflet d’une différence de degré et non d’une différence de nature. Pour Platon, l’émission d’idées éternelles à partir de choses éphémères expose au risque d’être pris pour fou. Aristote, et plus tard Sénèque, estimaient qu’il n’y a de grands génies sans un mélange de folie. En témoigne le syndrome bipolaire, fait de phases d’excitation et de phases de dépression, souvent observé chez des génies nantis d’une intelligence exceptionnelle. Il a été établi que chez les bipolaires la phase dépressive est en fait une période de pleine gestation de l’œuvre dont l’accouchement sur papier survient à la phase d’excitation. Winston Churchill, ancien premier ministre britannique en est l’exemple parfait : grand stratège militaire, prix Nobel de littérature pour ses écrits historiques et ses discours éloquents, excellent manieur du pinceau, ami du paradoxe se situant à gauche de la droite et à droite de la gauche, homme de tous les excès (alcool, tabac, dépenses compulsives), en état maniaque chaque fois qu’il est confronté à d’importants évènements auxquels il doit faire face, mais traversant des phases dépressives au cours desquelles il pense au suicide (Patrick Lemoine). Au rang des bipolaires se trouvent également Saül (dont le trouble bipolaire comportait délires de persécution et violences au cours des états maniaques), David (dont le règne de 40 ans est truffé de phases d’exaltation alternant avec des périodes d’abattement), Mozart (extrêmement précoce avec sa première symphonie à huit ans, toujours angoissé, éprouvant  l’éternelle sensation d’un vide à combler, d’une tâche à effectuer avant l’inéluctable fin de son existence), Schumann (figure mystérieuse et clé du romantisme allemand, exprimant ses émotions à travers la mélancholie du piano ou la puissance de l’orchestre), Einstein (père de la théorie de la relativité restreinte et générale, considéré comme l’un des plus grands scientifiques de tous les temps, ayant fait preuve d’une grave lâcheté face au handicap de son fils atteint de schizophrénie), et Van Gogh (dont l’éclat de la peinture est l’expression de son délire hallucinatoire). Un dérèglement mental a été à l’origine de l’inspiration de grands auteurs comme Musset, Rimbaud, Maupassant et Dostoïevski.

Des intelligences hors normes impriment à leurs détenteurs des comportements et des attitudes peu ordinaires, pouvant les rendre incompris, tel qu’exposé par Siaud-Facchin dans son ouvrage consacré à l’adulte surdoué : « La longueur d’avance du surdoué peut se révéler dans un grand nombre de secteurs de la vie personnelle ou professionnelle. En avance sur les autres, en avance sur son temps, en avance sur sa vie. Avoir des idées révolutionnaires, c’est bien, mais il faut les faire passer en les justifiant. Plus difficile. Savoir, avant que l’autre ait fini, ce qu’il va dire, agaçant pour celui qui parle, qui se sent violé dans son intimité. Comprendre avant et mieux que celui supposé savoir peut se révéler dramatique dans l’entreprise ». Même s’il accorde plus de prix au travail qu’au génie, Jacques Attali, à travers son époustouflante et protéiforme intelligence, semble appartenir à cette catégorie. Il s’intéresse à tout (de la religion à la sexualité, en passant par l’économie, les mathématiques, la politique, la littérature et la musique), et publie, à un rythme de mitraillette, des essais, des romans, des œuvres de réflexion, des livres d’histoire, des biographies, et des pièces de théâtre. « Il n’y a pas en France dix esprits aussi fertiles que le sien, ni dix personnages aussi exaspérants » (Alain Duhamel).

De ce qui précède découle l’impérieuse nécessité de la tolérance à observer dans l’abord du concept de la normalité. La diversité biologique fait de nous des êtres différents mais égaux. La normalité est plurielle, et les différences entre individus sont le résultat de facteurs physiques, historiques, culturels, économiques, politiques, etc. Chez le même individu cohabitent des qualités et des défauts, arrimés comme les deux cotylédons d’une même noix de cola, le tout moulé par les deux vecteurs essentiels que sont la peur de la mort et l’égoïsme. Le bon sens recommande d’éviter de jeter le bébé en gardant l’eau du bain, et de s’appesantir sur les qualités et le bon usage qu’on peut en faire. Les comportements et les facultés émotionnelles résultent d’acquisitions faites dans un cadre social et largement conditionnées par l’histoire et les nécessités de l’environnement. Toute tentative de classification hiérarchisée est erronée. L’établissement de normes est indispensable à l’assise de la justice dans la société, mais elles doivent être suffisamment souples pour tenir compte de la diversité régissant le vivant.

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